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moins 10 et 15 pour 100 d’intérêts : capital et arrérages, tout a été englouti. On ne va guère aux Amériques, mais de loin en loin quelqu’un réussit à Paris ; un jeune homme de V…, part pour la grand’ville, devient garçon de cercle, et, avec de l’entregent, ramasse 250,000 francs en prêtant aux joueurs : son exemple entraîne cinquante émules qui, hélas ! tombent dans la misère, ou pis encore, et reviennent au logis paternel, meurtris, déplumés, comme le pigeon de la fable. La population des villes augmente, celle des campagnes décroît avec une rapidité désolante : en Haute-Saône, département agricole, le recensement constate 10,000 habitans de moins tous les cinq ans ; je sais une foule de villages où la population a baissé de moitié depuis 1840, je n’en connais point où elle ait suivi la marche contraire, sauf ceux où s’élèvent des industries. Le prix de la terre a fléchi de 40 à 50 pour 100, les bons fermiers deviennent presque introuvables, on ne veut plus louer que des champs voisins de la maison, d’où on entend la soupe bouillir, la poule chanter. Le mal ne dépend pas de tel ou tel gouvernement, il a ses racines plus avant, dans une disposition générale des esprits, dans cette inquiétude et cette ambition mal définies qui envahissent les nouvelles générations. Un membre distingué de la Société d’émulation de Montbéliard m’adresse la lettre suivante, écho de cent autres : « Depuis quelques années la valeur des terres a baissé de plus de moitié, et les prix de location, quand on réussit à louer, sont véritablement dérisoires. Trop souvent les terres restent en friche ; les prix de main-d’œuvre sont trop élevés en raison de la rémunération du travail, et les paysans eux-mêmes trouvent plus d’avantages à toucher régulièrement, chaque semaine, à la fabrique, le prix de leurs journées, qu’à courir l’alea du travail des champs. D’ailleurs nos industriels paient bien : leur intérêt est de faire de leurs ouvriers de petits propriétaires tranquilles et rangés, de les attacher à la fois au sol et à l’établissement. Dans ces conditions, vous comprenez combien l’agriculture est délaissée. L’ouvrier soigne son jardin, rien de plus ; faire venir ses denrées de l’extérieur, des pays où le prix de main-d’œuvre est moins élevé, lui semble plus pratique, moins coûteux… »

E pur si muove. Malgré ses misères trop réelles, l’agriculture comtoise a réalisé, réalise encore des progrès. Oui, le prix de la terre a fléchi depuis 1870, mais auparavant il avait été en hausse constante. Allez aux foires, aux comices agricoles, visitez les écuries des cultivateurs, vous y verrez un bétail plus nombreux et plus beau ; parcourez nos villages : quelques-uns installent des fosses à purin, les champs se métamorphosent en prés naturels ou artificiels, se couvrent d’arbres fruitiers. Est-ce l’indice d’une décadence radi-