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cale ? Mais plutôt la maigre moisson d’aujourd’hui ne prépare-t-elle pas la riche moisson de demain, n’obéit-on pas à la loi des réactions ? Et nous, pauvres myopes, nous ne perçons pas le voile derrière lequel fermente un avenir prospère. Ni optimisme, ni pessimisme de parti-pris, telle doit être notre devise lorsque nous étudions une si grave et si complexe question, où les élémens du débat se modifient parfois d’une année à l’autre.

Autre motif de ne pas désespérer : notre paysan, le vrai paysan comtois, aime encore la terre ; malgré ses défaillances, ses trahisons passagères, il l’aime comme ces maîtresses, ces envoûteuses d’âmes, auxquelles on pardonne même leurs infidélités ; il l’aime de cet amour profond que Michelet a si bien décrit, qui ne va pas sans injures et querelles, mais connaît toutes les ardeurs de la réconciliation. Voyez plutôt ce qui se passe aux ventes judiciaires : des champs qu’on faisait mine de mépriser, montés par quatre, cinq amateurs à un chiffre inespéré. Il sait d’instinct que la terre est pour lui la caisse d’épargne : des champs de néant dont on dit que le diable les a… en courant, deviennent, Dieu sait par quels miracles de persévérance, des chènevières excellentes. Notre homme peinera, s’usera les doigts jusqu’à l’os, mais il réussira. Ne lui parlez pas de la journée de huit heures, il vous rirait au nez : une invention de fainéant ! Dur pour lui-même et pour les autres, il s’accorde le strict nécessaire, poursuit éperdûment son rêve de « gaigner, » avec la constance de Richelieu voulant abattre la maison d’Autriche et la féodalité. Foires et marchés, voilà son Luxembourg et son Palais-Bourbon ; là, dans son milieu, il faut le voir marchander, acheter une paire de bœufs, une portée de gouris, tour à tour subtil, éloquent, doux, emporté, ironique ; toute la gamme de la diplomatie commerciale se succédant avec la rapidité de ces tubes de lunettes d’approche qui rentrent les uns dans les autres sous la main du touriste. Vous rappelez-vous ce grand personnage qui, à son lit de mort, voulut qu’on le revêtit d’un habit de capucin ! — Vous faites bien, opina son ami, car si vous ne vous déguisez bien, vous n’entrerez jamais en paradis. — D’instinct chacun, au marché, déguise sa secrète pensée, afin d’entrer au paradis des bonnes affaires. Ne provoquez pas mon rural, ne réveillez pas ses rancunes : il tient en réserve un répertoire d’invectives aussi riche que celui des poissardes les plus fortes en gueule et il en crée au hasard de la colère : « Un atout ! un oquel ! un impair ! Argonnier ! Grande bringue ! Marchand de bistrouille ! Ecressi[1] ! Un beau de cultivateur

  1. Une mode très répandue dans nos campagnes est celle des sobriquets, sobriquets de communes, sobriquets de particulier. On dit : Foireux de Luxeuil, Hanne-