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Un an d’apprentissage ne suffit nullement pour apprendre à fabriquer ce que Chénier appelle

Un disque savoureux de laitage épaissi.

Beaucoup de jeunes gens quittent l’école, ferrés sur la théorie, assez infatués d’eux-mêmes, praticiens fort ordinaires. Il faut dix ans pour faire un bon fromager, comme il en faut six ou sept pour organiser sérieusement une fruitière, lui donner une solide assiette, établir sa clientèle ; les vieux ont l’expérience, mais se laissent parfois dominer par les habitudes routinières, et, renversant les rôles, s’imaginent volontiers que les associés sont leurs très humbles serviteurs[1].Les jeunes, tout barbouillés de science mal digérée, ne le cèdent guère en orgueil à leurs aînés ; les uns et les autres se sentent encouragés dans leurs prétentions par les souvenirs d’autrefois, la condescendance des gérans et des membres de la fruitière qui craignent des dénis de justice dans la répartition du petit-lait et la pesée du lait. Et puis un fruitier, excellent dans la montagne, ne vaudra rien en plaine, parce que les laits diffèrent, parce qu’une étude intelligente et minutieuse devient indispensable pour approprier de nouveaux procédés à d’autres besoins. Bref, un partait fabricant est un oiseau sinon introuvable, au moins assez rare. Que faire ? dira-t-on. Quel remède à la situation ? Déconseiller la fondation de nouvelles fruitières pendant quelque temps au moins, améliorer la fabrication, se préoccuper de la qualité plus encore que de la quantité, chercher de nouveaux débouchés, obtenir par exemple que les ministres de la guerre et de la marine introduisent nos gruyères dans la nourriture de la troupe, que le conseil municipal de Paris abolisse la taxe d’entrée de onze francs par cent kilos, puisqu’il exempte les fromages de luxe. Et puis encore, s’efforcer de syndiquer les fruitières d’une même région, organiser, comme le font MM. Milcent, Gauthier, etc.,

  1. « Le fruitier est le docteur du canton ; la richesse est dans ses mains ; son autorité suffit pour ouvrir ou fermer dans ce pays les sources du Pactole. Si vous pesez bien ces circonstances, vous ne serez point étonnés d’apprendre qu’il est presque toujours sorcier et devin, qu’il est consulté quand on a perdu quelque chose, qu’il prédit l’avenir, et que c’est l’homme qu’on appréhende le plus d’offenser… » (Lequinio, Voyage dans le Jura.) Pendant une grande partie de ce siècle, les pâtres du Jura, les Djignes, conservèrent leur réputation de sorciers, et je ne jurerais pas qu’ils l’aient entièrement perdue. Les anciens vous conteront encore l’aventure du voleur qui pénètre dans le chalet en l’absence du gruyerin et charge un fromage sur ses épaules, mais il est cloué à la porte par une puissance invisible qui l’empêche de reculer ou d’avancer : le gruyerin l’avait enclos. Et si vous négligiez de lui apporter du vin, le diable lui ayant donné le pouvoir de soutirer de loin celui des autres caves, il soutirait le vôtre en dirigeant sa cruche vers le robinet du tonneau.