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Dans un pays comme la France du XVe siècle, dont les provinces, réunies un jour et disséminées le lendemain, n’ont guère de lien économique, les conséquences des dévastations sont locales. De paroisse à paroisse même, par suite du morcellement des seigneuries, on constate de notables différences ; mais, comme le désordre intérieur se greffa sur la guerre extérieure, et que tous les deux durèrent très longtemps, les régions qui avaient échappé pendant dix ou vingt ans finirent par être atteintes, de sorte que rien ni personne ne se trouva épargné. La liste des chevaux, vaches, brebis, vaisselle, linge, vêtemens et autres objets enlevés dans une seule commune remplit couramment de longues pages, dans les procès-verbaux du passage des « routiers. » Le routier a mis la France en coupe réglée, il se fait entretenir par le travail ; c’est la glorification du brigandage, la caricature du système féodal, Cartouche souverain, capitaine de gens d’armes : « Quelle bonne vie, soupirait l’un de ces bandits respectables recueillant ses souvenirs dans sa retraite, les vilains nous pourvoyaient… nous étions servis et étoffés comme rois !.. »

Que de fois, dans les baux, verra-t-on désormais cette mention de terrains : « où se trouvait anciennement une maison, » — « où il y avait un village, un château ! » le tout a disparu. Une masse de fermes et d’habitations rurales, désertées, figurent dans les revenus pour « néant… car elles vaquent et sont en ruines ; les moulins sont en destruction depuis les guerres, et est encore, pour ce chapitre, néant… » Il y eut, dans cette crise centenaire, deux périodes plus aiguës : l’une de 1350 à 1370, l’autre de 1410 à 1430. Les comptes seigneuriaux ne sont alors que des litanies plaintives, où chaque article de recette, porté pour zéro, se termine par une description désolée de l’état du sol : « À cause de ce, tout ou partie des habitans se sont absentés ; » ou bien « nuls ne demeurent plus en ce lieu… » Heureux quand les bourgades ne sont pas brûlées. Ces désastres furent le tombeau de bien des petites cités qui ne reparaissent plus dans l’histoire ; c’est un effondrement ; toute source de rente se tarit. Le midi, où l’on ne s’est presque pas battu, est aussi désolé que le nord.

La soumission à Charles VII des villes qui lui étaient hostiles n’améliora pas leur situation matérielle ; la paix d’Arras même (1435) ne fut que théorique, la guerre continua. Dans certaines régions, il n’existait plus ni culture, ni chemin, ni délimitation de propriété ; rien en un mot de ce qui annonce la civilisation. La seigneurie de Bazoches (Aisne), dont les revenus s’élevaient jadis à 1,000 livres, est réduite en 1428 à 30 livres au plus ; les hommes sont « hors du pays. » Le bourg de Priers, près Soissons, est en même posture, vide : au bout de quinze ans il y vient un laboureur