Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 119.djvu/222

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
216
REVUE DES DEUX MONDES


sollicitait des audiences, on était heureux et fier de dîner auprès de lui à la table d’hôte de l’Hôtel d’Angleterre. Les femmes, les officiers en garnison étudiaient ses ouvrages et s’engouaient de ce prophète trop longtemps méconnu. On fêtait le jour anniversaire de sa naissance ; on lui envoyait de partout des fleurs, des présens, des adresses en prose et en vers. Les uns le comparaient au roi Arthur de la Table-Ronde, les autres le proclamaient le nouvel empereur de la philosophie allemande.

La première fois qu’un de ses dévots s’avisa de lui baiser la main, il poussa un cri de surprise ; mais il se fit bien vite à ce genre de cérémonie, et lorsqu’il apprit qu’un grand propriétaire, qui avait réussi à se procurer son portrait, se proposait de bâtir une chapelle pour y loger l’image sainte, il se contenta de dire : « C’est la première qu’on me consacre. Que sera-ce en l’an 2100 ? »

Après sa mort, la vogue alla croissant ; sa gloire se répandit sur le monde, ses œuvres furent traduites dans toutes les langues. Mais les Allemands ont l’esprit critique, et leurs engouemens sont suivis de brusques retours. On n’est trahi que par les siens. M. Gwinner, exécuteur testamentaire de l’illustre défunt, crut bien faire en écrivant une indiscrète et minutieuse biographie de son maître, qui ressemblait beaucoup à un réquisitoire. Ce qui fit plus de tort encore à Schopenhauer, ce fut la publication de sa correspondance, où il s’est peint lui-même tel qu’il était. L’homme parut déplaisant, et on se demanda si sa philosophie méritait vraiment d’être prise au sérieux. On l’examina de plus près, on en signala les incohérences, les contradictions. Il n’est pas difficile d’en découvrir dans un système très composite, où l’idéalisme transcendantal de Kant se trouve amalgamé avec les théories de Cabanis et d’Helvétius, le transformisme de Lamarck avec la doctrine platonicienne des idées éternelles et des types permanens, la plus abstraite, la plus quintessenciée des esthétiques avec une psychologie qui enseigne que la pensée est une sécrétion du cerveau, que dirai-je encore ? l’ironie voltairienne avec les extases, les syndérèses et les ineffables tendresses d’un messie hindou.

« L’édifice ne se tient pas debout, a-t-on dit ; il n’en reste pas pierre sur pierre. » C’est aller bien loin ; on ne se débarrasse pas ainsi d’un homme qui a prononcé, comme l’écrivait ici M. Brunetière, des paroles qui ne s’oublieront point. Un éminent professeur de l’université de Heidelberg, M. Kuno Fischer, a consacré à Schopenhauer le huitième volume de son excellente Histoire de la philosophie moderne, il reconnaît, lui aussi, que le système est fort incohérent ; mais il rend justice à l’originalité du penseur, à tout ce qu’il y a d’ingénieux et de profond dans ses vues, à sa remarquable puissance d’analyse. Jean-Paul, qui avait lu Schopenhauer dans un temps où personne ne le lisait, comparait son premier livre « à un de ces lacs mélancoliques de la Norvège, encaissés de toutes parts dans de sombres murailles de rochers