Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 119.djvu/223

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
217
SCHOPENHAUER


et qui n’aperçoivent jamais le soleil, à la surface desquels ne passe jamais aucun oiseau, ni aucune vague, mais dont les profondeurs, dans les nuits claires, réfléchissent le ciel étoile. » Il ajoutait : « Je ne peux qu’admirer ce livre ; heureusement je n’en accepte pas les conclusions. » C’est à peu près ce que dit M. Kuno Fischer[1].

Mais les contradictions qu’on a signalées dans la philosophie de Schopenhauer lui ont fait moins de tort que le peu de souci qu’il eut de mettre sa vie d’accord avec sa doctrine. Les philosophes ont eu pour la plupart leurs inconséquences, leurs faiblesses ; on ne saurait leur demander d’être tous des héros, de grands caractères, l’incarnation d’une idée comme les Pascal, les Spinoza et les Fichte. Mais Schopenhauer semblait se faire un malin plaisir de prendre en beaucoup de choses le contrepied de ses principes et de ses maximes. Lisez ses écrits, lisez ses lettres, vous aurez affaire à deux hommes qui ne se ressemblent en rien.

Quand Leopardi décrivit les misères de ce monde, il les avait toutes senties ; c’est d’un cœur déchiré, martyrisé par la destinée qu’est sortie cette plainte immortelle qu’on n’entendra jamais sans émotion. Le pessimisme de Schopenhauer, selon l’expression spirituelle de M. Kuno Fischer, est un pessimisme sans douleur, ein schmerzloser Pessimismus. Comme le remarque le savant professeur de Heidelberg, il était né coiffé. « Quoiqu’il fût venu au monde un vendredi et qu’il s’en plaignît, il était un enfant du dimanche, ein Sonntagskind, un favori des dieux, auquel étaient échus en partage les biens les plus précieux de la terre, tous les dons de l’esprit, une entière indépendance, tout le loisir nécessaire pour cultiver ses facultés et ses talens, une vocation décidée qui n’avait pas eu la peine de se chercher, des ouvrages qui devaient lui faire un nom, et jusque dans ses dernières années, une santé indestructible, des nuits excellentes, un sommeil d’enfant, une vieillesse éclairée et réchauffée par le soleil de la gloire et aboutissant à une mort prompte et douce. Et, en vérité, il n’ignorait point tout ce que valaient les avantages dont il avait été favorisé. Combien de fois ne s’est-il pas glorifié de son génie, de son indépendance, de sa santé florissante, de ses ouvrages et même de sa figure ! » Le bon Goudman en voulait au grand Être de ne l’avoir pas rendu plus heureux en lui faisant avoir un bon bénéfice et sa maîtresse miss Fidler : « Mais enfin, disait-il, tel que je suis avec mes 630 shellings de rente, je lui ai encore bien de l’obligation. » Schopenhauer avait beaucoup plus de 630 shellings de rente, il pouvait se passer d’avoir un bon bénéfice, et s’il n’a pas épousé miss Fidler, c’est qu’il avait le mariage en horreur.

  1. Geschichte der neuern Philosophie, achter Band : Arthur Schopenhauer, von Kuno Fischer. Heidelberg. 1893.