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pour la liberté dont par ailleurs Heine faisait profession. M. Brandes a expliqué qu’il ne fallait voir là qu’une haine violente de la médiocrité et une aspiration constante à de la grandeur. Cette observation est fort juste, mais faut-il prétendre y découvrir une remarque de critique sagace et impartial ? Quand on sait avec quelle lourdeur il a traité des poètes de la valeur de Novalis, Fouqué, Lamartine, et tant d’autres encore, tout au plus peut-on penser que ce que disait ainsi M. Brandes de Heine, c’était un argument et d’ailleurs un bon argument, d’avocat ayant une cause à défendre.


Un avocat ayant une cause à défendre : en résumé, c’est là tout M. Brandes, et c’est ce qui fait, selon nous, tout le vice de son œuvre. Elle n’est qu’un long plaidoyer, confus et indirect, en faveur d’une cause, et d’une cause étrangère à la littérature. M. Brandes a déclaré lui-même qu’il n’a eu en vue, en composant cette histoire dite des principaux courans de la littérature, que le progrès des idées libérales. Quoiqu’il ne paraisse guère se douter de ce que c’est que le vrai libéralisme, qui n’a pas plus de raison de se compromettre avec les sectaires des partis radicaux qu’avec ceux des partis réactionnaires, si M. Brandes avait franchement abordé son sujet de ce côté, et qu’il eût fait table rase de toutes les classifications littéraires faites avant lui, pour ne se préoccuper que de son point de vue spécial, au moins aurions-nous eu une œuvre nette, une œuvre qui aurait peut-être été très étroite, qui l’aurait même été certainement, mais qui aurait eu le mérite, consciencieusement faite, de mettre en lumière un petit côté particulier d’une grande question. Au lieu de cela, M. Brandes s’est aussi rappelé qu’il faisait de la critique et de l’histoire littéraire, mais il ne se l’est pas rappelé assez pour faire de bon ouvrage. Il n’a pas su choisir, et quelque bruit qui ait été fait autour de son nom et de ses livres, on s’aperçoit, le premier moment d’étonnement passé, qu’il n’y a là rien qui mérite d’arrêter l’attention plus qu’il ne convient de le faire pour une compilation, momentanément utile à cause de la masse des matériaux qui y sont rassemblés, mais que demain le premier compilateur venu pourra refaire avec plus de méthode et de clarté, ce qui rendra tout de suite inutile, — même comme compilation, — toute l’œuvre de M. Brandes.


Jean Thorel.