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Déodat s’arrêta près d’un pilier de porphyre qui gisait à terre ; il y déposa l’encensoir dont les charbons crépitaient au contact de la brume glacée. Puis, il s’enferma avec son compagnon dans un vaste cercle dont le pilier formait le centre ; à la lumière douteuse de l’encensoir il lut à haute voix dans le livre quelques lignes d’une langue inintelligible pour Cencius et, l’incantation terminée, il fit couler sur le réchaud ardent les parfums magiques.

Un flot de fumée monta, dans un pétillement d’étincelles, vers la voûte. Contrariée dans son premier élan par la couche humide du brouillard, l’acre vapeur se repliait sur elle-même, cherchait sa voie de tous les côtés, serpentait lentement en longues spirales violacées, pourpres ou verdâtres et formait, au cours de sa difficile ascension, mille nœuds fantastiques. À une certaine hauteur, rencontrant une région plus libre, elle filait tout à coup en colonnes tremblantes, et, poussée par le vent qui venait de l’Apennin et sifflait à travers les salles dévastées, tournoyait d’un mouvement tantôt très doux, tantôt vertigineux. Quelques jets de fumée, chassés hors de la voûte à travers les grandes baies ouvertes dans les murs, couraient follement vers Rome, s’enroulaient autour des broussailles éparses sur la ruine, ou bien, redescendant vers le bas, glissaient comme des reptiles parmi les décombres et se noyaient enfin dans les ténèbres. Les chauves-souris, effarées, sortaient de leurs repaires avec des cris aigus, voletaient éperdument, puis tombaient à terre suffoquées. Tout au fond de la cella, une statue antique, une Diane de marbre, les bras rompus, les seins mutilés, avait pris une teinte rose pâle et semblait s’éveiller à la vie de la chair ; le front hautain et la bouche souriante, elle était prête à marcher, dans sa nudité héroïque, contre les deux audacieux qui osaient troubler à cette heure la paix des dieux morts.

Cencius, enivré par la senteur des parfums, étourdi par la fuite incessante des formes lumineuses, sentit sa tête se perdre et son corps frémir ; il s’assit adossé au pilier et contempla, comme en un rêve, les cortèges étranges que le vent roulait dans les hauteurs, puis dispersait, ainsi qu’il fait les feuilles mortes, un soir d’hiver. Il vit tourbillonner des foules lamentables, éplorées, toutes les victimes, toutes les misères des guerres impériales ou féodales contre le pape ; les femmes traînant leurs tout petits enfans par la main ; les vieux se hâtant, les cheveux et la barbe en désordre et courbés sous leur besace ; des jeunes gens à la face livide, les poignets enchaînés, qui s’en allaient en exil ; des prêtres courant, avec des gestes terribles, hors de leurs églises qui s’écroulaient, flamboyantes. Puis, c’était comme un torrent d’hommes de guerre, l’armure rouge de sang, les mains toutes vermeilles, les épaules