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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 119.djvu/384

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l’incendie avait à demi dévorée ; puis ils bondirent par-dessus le brasier qui flambait encore, pêle-mêle, les soldats du Latran et du Capitole, les moines, leur robe retroussée à la ceinture, les corroyeurs de la Regola, les bouchers de Ripetta, les forgerons du Transtévère, les pâtres athlétiques de la campagne, suivis des dogues qui hurlaient sur leurs talons. Cencius entendit le choc de ce flot vivant contre la ligne de ses hommes d’armes, les marteaux et les masses de fer sonnant sur les casques et les cuirasses, le piétinement confus des duels poitrine contre poitrine, les pierres et les briques tombant de haut sur les têtes nues, les imprécations haletantes et inachevées des adversaires qui se prenaient à la gorge et s’étranglaient. Un instant, effrayé de son œuvre, il hésita ; il chercha à rencontrer le regard du pape ; déjà il s’inclinait pour faire appel à la clémence de son captif ; mais Grégoire, les yeux fermés et les mains jointes, ne le voyait plus et ne l’entendait plus. Il s’éloigna à pas lents, le front bas, comme un homme qui descend à sa ruine.

Bientôt la barrière opposée par les assiégés fut rompue, la barricade emportée et renversée, la foule repoussait dans l’escalier obscur, de marche en marche, les soldats du baron. La lutte, à tâtons, corps à corps, devint plus horrible ; la clameur de la bataille qui s’engouffrait ainsi dans les entrailles de la forteresse, une bataille de nuit, parut plus formidable. Grégoire sentait s’approcher une catastrophe sans nom. Il fit le signe de la croix et commença de réciter, sur les victimes et sur lui-même, les prières des morts.

Un bruit de pas furtifs sur les dalles de la cellule, puis des soupirs et des sanglots étouffés ; le pape interrompit son oraison et leva les yeux : un enfant se tenait en face de lui, les mains suppliantes et tout en larmes.

C’était un jeune garçon d’environ quatorze ans, pauvrement vêtu, la figure fière et douce, le front large et pur, ombragé par les anneaux d’une épaisse chevelure brune, une tête toute romaine, telle que d’un Gracque adolescent ; les lèvres fines, détachées avec une netteté de camée antique et légèrement impérieuses, de grands yeux noirs, caressans et candides comme des yeux de jeune fille.

— Qui es-tu et que cherches-tu, mon fils ? Ce n’est point dans cette chambre que tu devais te réfugier, car l’ange de la mort est déjà sur le seuil et il lui tarde d’entrer.

— Je suis Victorien, le fils de Cencius. Ma mère n’est plus. Mon père, je ne sais pourquoi, me traite durement, ne m’embrasse jamais, me repousse de sa table et me laisse seul et triste. Il m’a