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ni châteaux-forts, ni vassaux, et qu’il n’avait même pas une pierre pour reposer sa tête.

Ce fut le tour de Victorien de raconter ses misères. Au seul nom d’Egidius, Joachim fronça le sourcil et leva les mains vers le ciel. Mais quand le jeune homme parla de la croyance du moine sur la fatalité de la damnation, l’évêque s’écria d’une voix retentissante :

— Cet homme a menti. C’est un fou ou un athéiste. Il en est toujours au Dieu méchant des Juifs et n’a jamais lu l’Évangile. Seigneur Jésus ! vous seriez donc mort en vain sur la croix et le sang que vous avez versé goutte à goutte, comme un baptême, sur la tête des fils d’Adam, aurait perdu sa vertu ! La rédemption n’aurait été qu’une moquerie et c’est à Satan que nous devrions bâtir des basiliques. Écoutez, mon enfant, cette histoire que j’ai recueillie moi-même de la bouche de Pierre Damien, moine très saint, aux derniers jours de sa vie, lorsque, retiré dans son ermitage de Ponte-Avellano, non loin d’Assise, il méditait sur les mystères de Dieu. Il l’avait lui-même reçue de Rainaldus, évêque de Cumes. Un prêtre de Rome eut une nuit la vision la plus touchante. Il vit l’âme d’un ami, mort depuis quelques jours, qui lui dit : « Lève-toi et suis-moi. » Ils allèrent tous deux jusqu’à la basilique de Sainte-Cécile. Dans le vestibule de l’église, autour de plusieurs trônes vides, se tenaient sainte Cécile, sainte Agnès, sainte Agathe et une foule de vierges martyres. Bientôt parut la vierge Marie, entourée de saint Pierre, de saint Paul et de David et suivie de beaucoup de saints martyrs. La Vierge, les apôtres et le roi prophète s’assirent sur les trônes. Tout à coup, une pauvre femme, misérablement vêtue, courut se jeter aux genoux de Marie. « Ayez pitié, disait-elle, du patrice Jean qui vient de mourir. » Trois fois, elle répéta ces paroles, et, comme la Vierge ne répondait point, elle ajouta : « Vous me connaissez bien, reine du ciel, je suis cette femme qui mendiait sous le portique de votre basilique Majeure. J’étais couchée, nue et tremblante, sur les pierres du pavé. Jean passa et voyant ma détresse, il jeta son manteau sur mon corps. » Alors la mère de Dieu dit : « L’homme pour qui tu pries avait l’âme chargée de péchés et de crimes ; mais, pour sa grande charité, qu’il soit sauvé. » Et elle ordonna au patrice d’apparaître ; et une troupe de démons traîna jusqu’au trône de Marie Jean, le damné Jean, enchaîné dans des liens de feu. Marie fît un signe, les chaînes tombèrent, et Jean, revêtu d’un corps glorieux, prit place dans le cortège des bienheureux.

« Ceci, mon enfant, poursuivit Joachim, c’est la vérité, la consolation et l’espérance. Un acte de pitié, une larme de pénitence, un élan d’amour, suffisent pour purifier une âme. Voilà notre religion