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homme possède d’ordinaire une maison ou un coin de maison, avec un jardin, un lopin de terre, une ou deux vaches, il élève un porc qu’il tue et sale à l’entrée de l’hiver : c’est la vie à bon marché qui permet les salaires réduits, la conservation de cette industrie. De là aussi un heureux mélange des qualités de l’ouvrier et de l’agriculteur ; économe sans ladrerie, soigné dans sa toilette, très attaché à la terre natale, sobre, gai, peut-être même un peu goguenard, intelligent, aimant à s’instruire : comme ouvrier, il a de naissance en quelque sorte le compas dans l’œil, l’instinct de la mécanique ; nulle aigreur contre les patrons, avec lesquels il vit en bonne intelligence et sur un pied de parfaite égalité ; un bon sens clairvoyant qui le rend rebelle aux excitations des professeurs de grèves, lui fait comprendre que la réduction des salaires ne constitue pas un gain pour l’employeur, mais qu’elle est une conséquence fatale de la concurrence, des droits énormes qui frappent nos produits aux États-Unis, des mauvaises récoltes en Russie et ailleurs.

En examinant de près ces industries, vous avez par surcroît le plaisir de marcher de surprise en surprise, dans des pays délicieusement pittoresques : la route de Saint-Claude à Morez par la Rixouse, les villages de Morbier, des Rousses, la vallée des Dappes dont le parcours arrachait à Goethe ce cri d’admiration : « Il n’y a point de termes pour exprimer la grandeur et la beauté de ce qu’on voit… on abandonne aisément toute prétention à l’infini, puisque le fini lui-même est suffisant pour lasser la vue et la pensée. »

Quant aux lapidaires de Septmoncel, Lamoura, Lajoux, etc., les procédés de fabrication n’ont guère varié : c’est toujours l’établi en bois muni de deux roues, l’une en plomb pour tailler les pierres fines, l’autre en cuivre pour les polir ; on en trouve parfois quatre ou cinq dans une seule pièce. De la main gauche, à l’aide d’une manivelle, l’ouvrier met en mouvement sa roue, dans l’autre il tient un petit bâton au bout duquel la pierre est solidement fixée ; comme le prix du travail se calcule à la tâche, chacun reste libre de déterminer la durée de son labeur. Des personnes compétentes affirment que, si toutes les fortunes réalisées par les seuls habitans de Septmoncel (cette commune ne compte guère que 1,300 habitans) se trouvaient réunies, elles dépasseraient le chiffre de celles de Saint-Claude : ici la dépense imprévoyante, au jour le jour, là l’épargne prudente. Deux traits caractéristiques : une probité à toute épreuve présidant aux relations qui naissent du travail, le goût de l’hospitalité, un penchant marqué à donner asile au vaincu de la destinée, peut-être en souvenir des années néfastes qui accompagnèrent la fin de la domination espagnole, alors qu’une politique de vengeance remplissait la contrée de fugitifs, de proscrits. Ce qui n’empêcha point