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Aux dernières clartés du jour, Victorien ouvrit la lettre de la jeune fille.


« Cher grand ami,

« Je voulais commencer par « cher petit ami ; » mais notre sainte abbesse m’a assuré que c’est un péché d’appeler « petit ami » un jeune cavalier, quand on n’a pas un âge de grand’mère.

« Vous nous manquez depuis un mois, et je ne puis croire encore que vous soyez parti véritablement. Il me semble toujours que vous êtes là-haut, sur les tours, occupé à suivre des yeux, avec messire Joachim, le vol des oiseaux d’hiver. Le soir, quand je vois votre place vide près du brasero, j’ai bien envie de pleurer. Notre évêque, pour me réjouir, me dit alors que vous nous reviendrez de Toscane chevalier charmant, sur un beau cheval de guerre, comme le saint Jacques de son missel, qui est peint tout en or sur un fond de ciel bleu. Hâtez-vous pour ce beau jour de fête.

« Votre petit billet, écrit de Soana, est tout usé à force d’avoir été lu et relu par le seigneur évêque et par moi. Je suis heureuse de votre passage dans ma chère vieille ville. Notre seigneur et moi nous espérons lui rendre visite quelque jour, en votre compagnie, quand les champs seront fleuris et que vous aurez votre cheval de bataille. Vous me laisserez monter un peu en croupe s’il n’est pas trop farouche ; mais nous n’en dirons rien à notre sainte mère.

« L’autre soir, un vendredi, nous avons eu au Latran un miracle, de l’avis de la bonne dame, mais qui lui a fait une peur horrible, un mauvais miracle. Vous savez qu’elle n’aime pas beaucoup notre chevreuil Fulvo, qu’elle prend pour une sorte de chèvre sauvage des forêts. Il paraît que les démons hantent volontiers les corps de ces bêtes. Or, comme elle nous contait une histoire à trembler de diables qui s’étaient logés à sept dans un grand bouc noir, et étaient entrés ainsi, il y a plus de trente ans de cela, dans son monastère de nonnes, voilà tout à coup Fulvo qui s’élance hors de sa couchette, d’un saut arrive par derrière à l’abbesse et lui donne dans le dos, entre les épaules, un si rude coup de tête et de cornes qu’elle est tombée en avant, de son escabeau, tout du long, avec un grand cri. Fulvo avait tort, mais notre seigneur a beaucoup ri, et moi aussi, quand nous avons été sûrs qu’elle n’avait d’autre mal qu’un détour dans sa coiffe. Cependant, il a été convenu qu’on attacherait désormais Fulvo au pied du gros lutrin qui porte un aigle doré, chaque fois que l’on parlerait du démon, c’est-à-dire chaque fois que l’abbesse raconterait une histoire.

« Mais cela n’empêche pas le chevreuil de monseigneur saint