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identiques, la rougeur doit apparaître. Augmentons ou diminuons cette peur, la rougeur doit augmenter ou diminuer. — C’est précisément ce qui a lieu.

Dans tous les cas où la peur d’être démasqué n’existe plus, la rougeur n’existe plus. L’exemple des amans est frappant : deux amans ne rougissent plus l’un devant l’autre, et pourtant entre eux il est question de désirs et de plaisirs dont on rougit d’ordinaire. Pourquoi donc ne rougissent-ils plus ? C’est qu’ils ne craignent plus de se montrer tels qu’ils sont. Ils ne tiennent plus à cacher leurs sentimens, ils se les sont avoués ; ils ne cherchent plus à faire illusion sur leur être intime : ils s’abandonnent l’un à l’autre. Ce qu’ils voileraient partout ailleurs, ils le dévoilent entre eux. Ils n’ont plus de masque l’un pour l’autre : ils n’ont donc plus peur d’être démasqués. — Cette expérience est décisive : il y a là un cas de non-rougeur, qui est identique aux cas de rougeur, sauf sur un point, qui est précisément le point important ; les circonstances sont les mêmes, sauf une seule, qui est précisément la cause présumée. Toutes choses égales d’ailleurs, la peur que nos sentimens intimes ne se dévoilent disparaît ; la rougeur aussi disparaît : on peut en conclure que cette peur est la vraie cause de la rougeur.

De même, on ne rougit pas quand on est seul, quelles que soient les scènes que l’on imagine, quels que soient les projets que l’on forme, quelles que soient même les fautes qu’on se reproche, ou les ridicules qu’on se découvre ; on ne rougit pas, ou, si l’on rougit, c’est par exception et parce qu’on se figure un instant qu’on n’est pas seul. Et pourquoi ne rougit-on pas ? Simplement parce qu’on n’a, étant seul, aucune peur d’être démasqué. — Ici encore les circonstances peuvent être, — sauf une, — absolument les mêmes que dans les cas de rougeur. Il suffit que la crainte de se trahir soit supprimée, la rougeur est supprimée du même coup.

De même, le tout jeune enfant ne rougit pas, au sens moral du mot. Sans doute, quand il s’échauffe à crier, par exemple, il devient tout rouge ; mais c’est là un phénomène de simple congestion, sans analogie réelle avec ce qu’on pourrait appeler la rougeur morale. Celle-ci n’existe pas dans les deux ou trois premières années. Darwin parle de deux petites filles qui rougissaient à l’âge de deux ou trois ans, et d’un autre enfant très impressionnable, d’un an plus âgé, qui rougissait lorsqu’on le reprenait de quelque faute. Mais il les cite comme de rares exceptions[1]. Règle générale, l’enfant ne rougit que de colère. — Or, il est facile de comprendre

  1. Darwin, Expression des émotions, trad. S. Pozzi et R. Benoit, p. 336.