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pourquoi il ne rougit pas : c’est d’abord qu’il n’a rien à cacher, mais c’est surtout qu’il n’a pas encore l’idée de cacher. Il exprime naturellement tout ce qu’il pense, il n’a pas encore de masque : sa physionomie, c’est son âme visible. Chez lui, toute émotion se traduit naturellement par un fait physique, cri, mimique ou parole ; on peut lire en lui à livre ouvert. Il ne sait pas encore qu’il peut renfermer en lui ses sentimens. — Il commence à rougir le jour où il apprend à dissimuler, le jour où il s’avise qu’il a intérêt à ne pas dire tout ce qu’il a fait, à ne pas raconter tout ce qui lui passe par la tête. La rougeur commence le jour où la transparence s’altère.

Il y a d’autres êtres chez qui le souci de dissimuler, la crainte d’être démasqués, n’existe pas : ce sont les pauvres d’esprit, les simples, les idiots. L’idée de cacher leurs émotions, la crainte qu’on ne les devine, sont évidemment hors de leur portée : donc ils ne doivent pas rougir ; c’est ce qu’établit l’expérience. Darwin rapporte les observations faites sur les idiots par le docteur Crichton Browne : « Il ne les a jamais vus rougir à proprement parler ; il a seulement vu leur visage se colorer, de joie apparemment, à l’aspect de leurs alimens, et parfois aussi de colère. » — « Néanmoins, — ajoute Darwin, — ceux qui ne sont pas entièrement abrutis sont capables de rougir. C’est ainsi qu’un idiot microcéphale, âgé de treize ans, dont le regard s’éclairait un peu, lorsqu’il était content ou qu’il s’amusait, se mit à rougir et détourna le visage, au dire du docteur Behn, lorsqu’on le déshabilla pour lui faire subir un examen médical. » — Ces faits sont nets. L’idiot vraiment idiot ne rougit pas. La rougeur n’apparaît pas sans un certain développement moral.

Ainsi, dans les cas où la crainte qu’on ne devine nos sentimens intimes est supprimée, la rougeur est supprimée chez les amans, cette crainte est supprimée par le fait de 1 abandon réciproque, — dans la solitude, cette crainte est supprimée par la solitude même ; — chez l’enfant, elle est supprimée par l’innocence et l’ignorance ; — chez l’idiot, par la misère morale. Mais partout sa suppression entraîne celle de la rougeur.

Faisons maintenant l’expérience inverse : provoquons brusquement la cause présumée, l’effet doit apparaître ; donnons à quelqu’un le sentiment que nous devinons ses desseins secrets, nous devons provoquer la rougeur. C’est ce qui a lieu. — Voici, par exemple, une expérience que tous les parens ont faite : un enfant médite un projet ; pour lui, c’est une grosse affaire, c’est en ce moment l’objet essentiel de sa vie. Ce projet, il ne veut pas nous le dévoiler tout de suite : il a trop peur d’un échec. Alors, presque