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Cette époque était bizarre à force de contrastes. Malgré la gravité des circonstances, le caractère national conservait encore sa gaîté. On conspirait et on riait en même temps ; on jouait sa tête et on chantait ; on s’égorgeait et on dansait. Je marchais donc, le 28 février au soir, la baïonnette en avant et au pas de charge, dans la propre demeure du roi, et le 29 au soir, j’étais au bal du club des étrangers, bal aristocratique dont j’ai déjà parlé. J’y dansais avec une jeune dame, dont je me rappelle très bien la délicieuse figure et pas du tout le nom, lorsque M. de Sombreuil le fils passa auprès d’elle ; elle l’arrêta et le questionna de la façon la plus vive : « Est-ce possible que vous ayez été frappé hier au soir ? — Plus que possible, madame, répondit-il en riant. — Que vous ayez reçu un coup de pied ? — Oui, madame, un coup de pied, et ce que je puis vous affirmer également, c’est que si je ne m’étais pas retourné très vite, je l’aurais reçu dans le ventre. » Elle éclata de rage plus que de rire, et répliqua avec exaltation : « Allons, messieurs, votre place n’est plus à Paris… » Mot révélateur du rôle que jouaient toutes les femmes tenant au parti de la cour, et qui fit autant d’émigrés que le fanatisme et la terreur.

Je passe à la mort de Mirabeau. J’ignore si sans elle la fuite du roi aurait eu lieu, et j’ai toujours été porté à croire que ce grand orateur, réuni aux hommes modérés qui se trouvaient auprès de Louis XVI et peut-être à M. de Bouille lui-même, serait parvenu à empêcher cette fuite, qui ne laissait plus de fusion possible entre le Roi et la France. Dans la position des Bourbons, il n’y avait plus de pertes réparables, ni de fautes qui pussent rester impunies.

Ainsi que cela ne pouvait manquer d’arriver, cette mort de Mirabeau, si prompte, si accablante, donna lieu à d’horribles soupçons. D’abord on le déclara empoisonné ; mais bientôt on sut que cet athlète, non moins puissant dans ses orgies que dans ses travaux, avait, en soupant la veille de la dernière séance à laquelle il parut, porté l’intempérance au-delà de toutes les bornes ; que, en quittant une table fatale, il était entré dans une couche plus fatale encore. Parvenu cependant à se traîner le lendemain jusqu’à l’assemblée, il effraya ses collègues par la décomposition de ses traits, par ses défaillances continuelles et aussi par la puissance de son génie, survivant en lui à toutes les autres facultés. La cour et Paris suivirent avec la plus cruelle anxiété les phases de son agonie : la rue du Mont-Blanc, où il logeait, avait peine à suffire à une foule qui, sans diminuer, se renouvelait sans cesse ; le silence qui y régnait, l’anxiété avec laquelle, à voix basse, on se demandait et on se transmettait les nouvelles, avaient quelque chose de lugubre. Le matin j’y allais seul, le soir avec mon père ; enfin, le 2 avril 1791, la mort substitua à l’espérance la réalité d’une grande douleur.