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critique, lorsque ce cri : « Nous sommes dans le bâtiment… » se fit entendre. Aussitôt, les plus acharnés de nos agresseurs se précipitèrent dans le passage, qui conduisait de la cour des Feuillans à la salle de l’Assemblée et aux Tuileries, passage dans lequel une petite porte donnant sur le jardin du couvent avait été forcée… Un grand bruit se fit alors dans le vaste bâtiment des Feuillans. Laissant six hommes pour la garde ou la défense de notre porte, je courus avec les onze autres pour sauver les prisonniers ; mais déjà, du bas en haut, les escaliers et corridors étaient encombrés. Toute communication avec les prisonniers était désormais impossible, et les cris des victimes révélaient qu’ils succombaient aux poignards des assassins. Il n’y avait plus rien à faire ; mes amis me ramenèrent dans le corps de garde et de là dans la cour, où ne se trouvaient plus que cent ou cent cinquante badauds, pour ainsi dire étrangers au mouvement auquel ils venaient de contribuer.

Pendant ce temps, les cris des malheureux que l’on égorgeait expiraient avec eux. Au lugubre silence qui se fit, nous quittâmes la cour des Feuillans, révoltés, consternés ; mes camarades rentrèrent chez eux, et je me retirai seul avec Vigearde. J’étais dans une rage qui tenait de la stupeur. Ne pouvant plus parler, j’avalai, au milieu de la rue Saint- Honoré, un verre de bière que Vigearde me fit apporter d’un café qui était alors au coin sud-est de la place Vendôme. Il insistait, et cent fois avec raison, pour que je m’en allasse ; je restais immobile et sans répondre, quoique j’entendisse le bruit que faisait la chute des cadavres de nos prisonniers, que, d’une des fenêtres du grenier, on précipitait sur le pavé de la cour des Feuillans. Enfin, lorsque Vigearde me dit : « Ivres et altérés de sang, ces brigands vont revenir sur nous, et, si vous périssez ici, je périrai avec vous, » nous traversâmes la place Vendôme ; mes yeux s’arrêtèrent douloureusement sur les fenêtres de la charmante femme dont je n’avais pu sauver le mari… et nous rentrâmes chez nous, où je quittai mon uniforme de la garde nationale pour ne jamais le remettre. À cet égard, du reste, je n’avais pas le choix. Reparaître avec un uniforme qui avait tant contribué à abattre l’aristocratie eût semblé une aristocratie qu’on eût payée de sa vie. Ainsi, c’est aux Feuillans que, dans cette trop célèbre journée, le premier sang a été versé, grâce à ce massacre d’hommes presque tous innocens et sans influence sur les résultats. Cet épisode à peu près ignoré m’a paru d’autant plus digne d’être rappelé qu’à l’exception du combat des Tuileries et de la mort de Mandat, les Feuillans furent le seul endroit qui ait servi de théâtre à des scènes de sang.


C’est dans le courant de ce terrible mois d’août 1792 que