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hussard. C’en était assez pour que je gagnasse le cul-de-sac Dauphin à toutes jambes, et je fis bien, car des bataillons des sections arrivaient par la place Vendôme, par les Jacobins et du côté du Palais-Royal ; ces derniers s’étaient emparés de la rue de l’Échelle, il me fut même impossible d’arriver à mes chevaux. Je demandai le général de Menou pour lui rendre compte du fait. « Le général Menou ? me répondit-on, Dieu merci ! ce traître ne nous commandera plus ; Barras est notre général en chef, et le général Bonaparte, son second. — Bonaparte ? me dis-je, qui diable est-ce cela ? » Et j’eus besoin de la vue de sa chétive personne et de sa figure monumentale pour reconnaître ce petit homme, qui dans l’allée des Feuillans ne m’avait apparu que comme une victime ; le désordre de sa toilette, ses longs cheveux pendans et la vétusté de ses hardes révélaient encore sa détresse ; mais, en dépit de sa disgrâce, de ses vingt-six ans et d’un ensemble si peu imposant, il allait faire enfin pour sa propre gloire ce que, devant Toulon, à Saorgio et aux lignes de la Koya, il avait déjà fait pour le compte d’autrui ; dès ce jour, il commença à s’élever dans l’opinion à un niveau auquel, peu de mois après, il n’était plus au pouvoir d’autres hommes d’atteindre.

Il étonna d’abord par son activité. Il semblait à la fois être partout, ou plutôt on ne le perdait de vue sur un point que pour le voir aussitôt reparaître. Il surprit davantage par le laconisme, la netteté et la promptitude de ses ordres, au dernier point impératifs. Enfin la force de ses dispositions frappa tout le monde et conduisit de l’admiration à la confiance et de la confiance à l’enthousiasme.


Admiration, confiance, enthousiasme, c’étaient bien là les sentimens qu’allait, pendant plus de vingt ans, inspirer à ses soldats celui que Thiébault venait de voir apparaître, le 13 vendémiaire, et qui avait tout aussitôt produit sur l’ancien admirateur du grand Frédéric une impression si profonde.

Ici s’arrête la première partie de ces curieux Mémoires. Le volume suivant nous montrera une autre époque, un autre champ d’action. L’on y verra Bonaparte grandir avec les exploits de la guerre d’Italie et de l’expédition d’Egypte. La Convention avait repoussé l’invasion et ramené la victoire. Maintenant ce ne sera plus l’histoire d’un peuple, mais celle d’un homme ; ce sera la conquête rapide, foudroyante, obéissant à un génie « démesuré en tout, hors ligne, hors cadre, qui étonne par la grandeur de ses conceptions. » Plus d’une fois, comme à Austerlitz, Thiébault combattra sous les ordres et aux côtés de l’empereur. Nous l’y retrouverons.


J. MARMÉE.