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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 119.djvu/704

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entre elles que comme la qualité de leurs images, mais leurs images ne diffèrent à leur tour que comme leur sens, comme leur tempérament, comme leur constitution. Grands ouverts, pour ainsi parler à de certaines impressions, dont même ils sont devenus avides, par un effet de la longue habitude, les sens d’Hugo sont comme fermés à d’autres sensations. Peut-être que son œil n’apercevait seulement pas de certaines couleurs, ni ses nerfs ne se révoltaient à de certains contacts. Mais quels contacts, ou quelles couleurs ? Si nous pouvions le déterminer, n’aurions-nous pas atteint le fond de son être poétique ? ne le connaîtrions-nous pas mieux ? et, en tout cas, n’aurions-nous pas conduit d’une manière vraiment « scientifique » ou « philosophique » une enquête où jusqu’ici la critique n’a vu qu’une occasion de l’illustrer elle-même aux dépens du poète.

Je sais, d’ailleurs, quels sont les dangers de cette méthode. « Un de mes amis, naturaliste, me pria un jour de venir voir un papillon magnifique, qu’il venait de préparer. Je trouvai une trentaine d’épingles qui tenaient fichées sur le papier une trentaine de petites ordures. Ces petits ordures faisaient ensemble le magnifique papillon. » C’est Taine, quelque part, dans son Essai sur Balzac, qui raconte cet apologue, dont il a lui-même si souvent oublié la morale. On eût pu lui répondre que le papillon de son naturaliste était bien mal préparé. Mais ce qu’il convient surtout d’ajouter, c’est que, si la méthode n’est pas « complète, » - et le grand danger qu’il y ait, de la croire telle, — elle est cependant assez naturelle, et parfaitement légitime. D’un homme à un autre homme, et, de nous-mêmes à nous-mêmes, selon le temps, ce qui met le plus de différence, on ne saurait trop le redire, c’est la manière de sentir. À plus forte raison de l’artiste à l’artiste, et du poète au poète, de Raphaël à Rembrandt et de Lamartine à Victor Hugo. Plaisir ou souffrance, leurs impressions esthétiques ne sont les mêmes qu’en gros, pour ainsi parler, et qu’autant qu’on enveloppe, avec une certaine psychologie, les états de sensibilité les plus différens sous les mêmes dénominations. Si l’originalité de ses sensations ne fait pas tout l’artiste, elle est au moins ce qu’on pourrait appeler la « base physique » de sa personnalité dans l’histoire de son art. et c’est pourquoi il faut savoir gré à M. Mabilleau d’avoir essayé de caractériser la sensibilité d’Hugo.

On demandera s’il y a réussi. Je n’oserais en répondre ; — ni lui non plus sans doute, et je n’en suis pas étonné. Il a sans doute très bien vu « qu’il y avait chez Hugo une surabondance d’activité native, instinctive, physique, qui s’épandait dans son style et dans ses images, qui révélait une richesse de sang populaire et presque brutale, dont la rançon est l’incapacité de saisir et de renouer les nuances les plus délicates de la sensation et du sentiment. » - Là-dessus, dites-moi pourquoi « le sang populaire » est plus « riche » qu’un autre ? Je regrette que ce ne