Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 119.djvu/836

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sois homme, et comme sujet la grandeur du caractère. Il se deman dait si la grandeur du caractère était une vertu et un devoir pour le chrétien. On peut penser quelle était sa réponse. « Toutes les fois, s’écriait-il, que nous voulons avoir des impulsions grandes, fortes, généreuses, malgré nous, détournant la tête de ce sol abject que nous foulons à nos pieds, nous l’élevons vers le ciel pour y chercher des inspirations sublimes ; nous demandons à ce créateur dont notre conscience est un resplendissant reflet, non pas ce qui réussira, ce qui nous favorisera dans l’opinion des hommes et dans la faveur des princes, mais ce qui est écrit dans l’âme, parce que ce qui est écrit dans l’âme est écrit en Dieu. Nous regardons le ciel, qui est notre patrie, et nous y puisons la force de mépriser tous les événemens, quels qu’ils puissent être, la force d’accomplir, à la face de Dieu, des hommes et de notre conscience, des actes inspirés par le devoir et le bien d’autrui. »

Il continuait ensuite en montrant la résistance que le caractère a toujours su opposer à la force. « Dieu prit un homme, dit-il, qu’il investit d’une puissance formidable, un homme qu’on appela grand,, mais qui n’était pas assez grand pour ne pas abuser de sa puissance. Il le mit aux prises pendant un certain nombre d’années avec le vieillard du Vatican et, au plus fort de ses triomphes, ce fut le vieillard qui fut vainqueur. » Il montrait ensuite ce même homme aux prises avec l’Espagne, « cette nation de lâches, formée par les moines, » et il ajoutait : « L’Espagne eut l’honneur insigne d’être la première cause de la ruine de cet homme et de la délivrance du monde. » C’était devant un auditoire immense qui remplissait non-seulement toute la nef, mais les chapelles latérales, que ces paroles étaient prononcées, d’une voix vibrante, le bras tendu, le doigt menaçant. « Il y eut, dit un témoin, dans la foule le frémissement du vent dans les forêts. » Lacordaire vit l’impression que produisaient ses paroles : « Je le sais, dit-il en s’interrompant, il n’est pas besoin d’une armée pour arrêter ici ma parole, il ne faut qu’un soldat ; mais pour défendre cette parole et la vérité qui est en elle, Dieu m’a donné quelque chose qui peut résister à tous les empires du monde. » L’audace parut si grande que beaucoup de ses auditeurs se demandaient si le lendemain quelque mesure exceptionnelle ne serait pas prise contre lui. Mais l’événement se chargea de montrer l’éternelle vérité de la parole de M. Guizot. Lacordaire ne fut pas inquiété. Le Moniteur officiel eut même le bon goût de faire le lendemain l’éloge de son éloquence. Le discours ne reçut, à la vérité, aucune publicité ; mais il put s’en retourner dans sa solitude de Sorèze.

Ce fut là qu’il passa ses dernières années. Dans ce parti-pris de silence et de retraite (il n’en devait plus sortir qu’une fois, pour prêcher ses célèbres conférences de Toulouse), dans cette consécration