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de toutes ses facultés à l’éducation de la jeunesse, il est impossible de ne pas voir une dernière conséquence des événemens politiques auxquels il avait assisté avec tant de tristesse, une dernière preuve du découragement auquel il était en proie. Désespérant du présent, il voulait du moins préparer l’avenir en façonnant une génération de catholiques qui fussent des hommes. Esto vir ! Ce n’est point ici le lieu de parler de ses méthodes d’éducation. Il est intéressant seulement de faire remarquer que, si la politique était naturellement bannie des leçons de Sorèze, il n’enseignait point cependant aux jeunes gens qu’ils dussent s’en désintéresser. Il ne leur disait pas : Soyez catholiques et ne soyez point autre chose. Il leur disait au contraire dans un discours familier : « Ayez une opinion (pourvu qu’elle ne soit pas exagérée, elle sera toujours honorable), mais de grâce, comptez-vous pour quelque chose ; sachez vouloir et vouloir sérieusement. Ce n’est pas d’orgueil qu’il s’agit, mais de dignité. Dans notre siècle, presque personne ne sait vouloir. Vous donc, les premiers jeunes gens que je mène dans le monde (il s’adressait à des élèves qui allaient quitter Sorèze), encore que Dieu ne vous ait pas mis longtemps dans mes mains, je vous prie de garder cette parole : Ayez une opinion. Si vous le faites, vous serez de grands citoyens ; sinon vous déshonorerez votre pays ; peut-être le vendrez-vous. »

Les dernières années de Lacordaire furent tristes. S’il est en effet une épreuve qui soit cruelle à un esprit généreux et parfois un peu chimérique comme était le sien, c’est de voir l’événement donner tort à des prévisions et à des espérances longtemps chéries. Il avait rêvé l’alliance de l’Église avec la liberté ; il la voyait chercher celle du pouvoir. Il lui avait prêché l’indépendance et la dignité ; il la voyait cherchant à acheter des faveurs par des services. Il avait entrepris de façonner les catholiques à l’usage de la liberté et de leur apprendre à se servir des armes de droit commun ; il les voyait aujourd’hui, pour la plupart, renier bruyamment la liberté, insulter ceux qui lui restaient fidèles et « saluer César d’une acclamation qui aurait excité le mépris de Tibère. » Ce fut là surtout sa grande douleur, dont la fidélité de quelques amis ne parvenait pas à le consoler. Dans les pages qu’il a dictées sur son lit de mort, il rappelle le souvenir de cette épreuve en termes pleins de mesure. « Beaucoup de catholiques, se repentant de ce qu’ils avaient dit et de ce qu’ils avaient fait, se jetèrent avec ardeur au-devant du pouvoir absolu. Ce schisme, que je ne veux point appeler ici une apostasie, a toujours été pour moi un grand mystère et une grande douleur : l’histoire dira quelle en fut la récompense. »

Lorsque j’ai visité Sorèze, on m’a montré la modeste cellule où se