Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 119.djvu/87

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’heureux propriétaire d’un verger de bergamotes, je sentis un regret véritable de quitter cet inconnu. Quant à lui, il me tendit la main :

— Regardez-moi bien, dit-il.

— Je vous regarde.

— Dire qu’officiellement nous sommes ennemis, monsieur !

— Et forcés de nous battre.

— Non, reprit-il vivement. Cela ne durera pas, cette triplice. Nous serions si naturellement avec vous ! Venez me rendre visite à X… Vous verrez que plusieurs de mes camarades pensent comme moi. Tout loyal qu’on soit, on a bien le droit de faire des vœux, n’est-ce pas ?

Il traversa le petit pont de planches qui conduisait au bateau. Nous nous saluâmes une dernière fois. Je ne l’ai jamais revu.

La bergamote. — Me voici donc à la recherche de M. Guglielmo, ou Antonio, ou Francesco, peu importe, possesseur du beau verger. Je ne veux pas, cette fois, traverser Reggio sans faire connaissance avec la bergamote. Nos pères et nos mères l’ont aimée. On l’emploie encore. Et elle pousse ici, exclusivement ici, dans une étroite bande de terre qui commence à Villa San-Giovanni, au-dessus de Reggio, et finit un peu au-dessous, à Palizzi. On a tenté de l’acclimater de l’autre côté du détroit, en Sicile : elle n’avait plus autant de parfum. Il lui faut ce climat de serre chaude, cette exposition en pente douce, cette terre tombée des montagnes.

Je rencontre M. Guglielmo, un gros homme avec des yeux tout petits et sommeillans, qui deviennent brillans une seconde, comme les phares à éclipses, dès qu’il s’agit d’affaires. Il a pour la bergamote un culte véritable. Je ne lui en demande pas davantage ; il sait son métier. S’il a de l’esprit, c’est un luxe. Et il se trouve qu’il n’en manque pas. Nous sortons de la ville sous une pluie battante ; je le prie de me dire si cela durera ; il se retourne du côté de la Sicile, d’où souffle le vent, et me répond :

Cosa di niente, tempo di Sicilia, tempo femmineo, che non dura. Chose de rien, temps de Sicile, temps de femme, qui ne dure pas.

Par-dessus les murs des vergers, qui bordent les chemins bien loin dans la campagne, comme à Palerme, les feuilles vernies des orangers ombragent des centaines de fruits jaunes. La pluie qui mouille les arbres s’évapore au soleil, et parfume l’air. Nous allons, au grand trot du cheval, à travers cette banlieue odorante. Les enclos se font plus rares, les maisons aussi. Des champs de fève apparaissent aux deux bords de la route, et d’autres de pimens,