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Enfin, la garnison du château fit une sortie, refoula le peuple du côté de Saint-Pierre et dégagea la voie. La croix pontificale se remit en marche, et la sainte Église romaine, outragée et vaincue, défila en désordre sur l’étroit pont-levis de la citadelle, qui se releva lentement derrière le dernier moine.

Le lendemain, Henri fit son entrée par la brèche du Vatican et, marchant sur les ruines fumantes du Bourg, conduisit le faux pape à Saint-Pierre, que ses derniers défenseurs venaient d’abandonner. Du sommet de sa forteresse, Grégoire vit se dérouler au loin, sur le parvis encore rouge du sang de ses martyrs, la pompe impériale, le César de Canossa, dans son manteau de pourpre, l’évêque schismatique, dans sa chape blanche, suivis d’une foule de seigneurs italiens et de prélats. Ils pénétrèrent dans la basilique, où Clément chanta le Te Deum.

Quand le campanile de l’église salua les premières paroles de l’hymne triomphal, Grégoire trembla et ses yeux se mouillèrent de larmes. Mais il se raffermit en apercevant, à quelques pas derrière lui, Victorien et ses officiers normands, et, s’adressant au jeune gouverneur du Saint-Ange :

— Comédie scélérate, dit-il, et parodie diabolique des traditions saintes ! L’empereur ne peut recevoir la couronne fermée que des mains d’un pape, et Guibert, moi vivant, n’aurait un semblant d’autorité canonique que par la reconnaissance et l’acclamation du peuple de Rome. Et ce peuple est avec moi.

Victorien se souvint des imprécations de la veille et des pierres qui sifflaient à ses oreilles. Il pressentait que ce peuple pour lequel, depuis tant de siècles, les misères de la papauté étaient un spectacle familier, ne tarderait guère à renier son évêque, avant que le coq n’eût chanté bien des fois.

Rome alors offrit pendant quelques semaines un spectacle inouï : le pape, prisonnier dans le tombeau d’Adrien, isolé de la chrétienté entière, l’antipape, officiant à Saint-Pierre et présidant des synodes, l’empereur, maître de la rive droite du Tibre ; la commune, maîtresse de la rive gauche et du Capitole. On voyait passer des cortèges étranges : tantôt les ambassadeurs du César grec dépossédé, guidés par Jordan, comte de Capoue, allant solliciter Henri de marcher sur la Pouille et de chasser les Normands d’Italie, tantôt l’abbé du Mont-Cassin, le plus haut seigneur ecclésiastique de la péninsule, chevauchant dans un état-major de moines et venant tenter une réconciliation entre Grégoire et Henri. On entamait, en effet, entre le pape et l’empereur, entre celui-ci et les Romains, des négociations d’une nature équivoque, qui n’étaient point faites pour amener à une paix sérieuse. Un concile devait se réunir, pour