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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 119.djvu/918

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les cours et les fossés de la citadelle représenteraient seuls sa part de royauté mystique sur la chrétienté.

Souvent, la nuit, il montait au sommet du Saint-Ange, accompagné par Victorien et parfois aussi par Pia. Il regardait sa métropole, les tours lointaines de son palais et de ses basiliques et prêtait tristement l’oreille au murmure du fleuve, à la rumeur vague de la cité sainte. Il ne songeait plus alors à contrarier l’amour des deux jeunes gens, il leur permettait de s’accouder côte à côte aux parapets et de s’entretenir tendrement de l’avenir. Lui, il était tout au passé, à ses jours de grandeur religieuse, aux heures de triomphe qu’il avait données à l’Église. Une fois, le bruit d’un baiser l’avait fait tressaillir et il s’était tourné, le visage sévère, du côté des fiancés. Puis, la plainte mélancolique du couvre-feu, partant du Capitole, l’avait soudainement distrait, et, l’oreille bercée par le bourdonnement grave de la cloche, il avait repris la revue silencieuse de tous ces fantômes de basiliques noyées dans la brume, où il ne lui était plus permis de bénir Dieu.

Maintenant, c’était, chaque jour, une amertume nouvelle, un outrage plus odieux à sa dignité pontificale. Un parlement, composé de nobles, de bourgeois de Rome et d’évêques schismatiques, se présenta en face la porte du château, déclara Grégoire déchu, et acclama Guibert comme pape légitime. Le dimanche des Rameaux, le patriarche de Ravenne était sacré au Latran par les évêques lombards ; le dimanche de Pâques, Clément III sacrait et couronnait à Saint-Pierre l’empereur Henri et sa femme Bertha. Puis les Romains revêtaient l’empereur du titre de patrice. Henri et Clément s’emparaient du gouvernement suprême de l’Église, changeaient les magistrats de Rome, nommaient un sacré-collège et sept évêques suburbicaires. Ils frappaient monnaie et dataient leurs décrets du pontificat de l’antipape. Puis, Henri assiégeait dans Rome les dernières forteresses de Grégoire, brûlait les palais de ses fidèles, emportait d’assaut le Capitole. Restait le Saint-Ange, la barque de l’Apôtre, la dernière épave flottant encore sur le naufrage universel de l’Église.

Un matin, les Romains eux-mêmes marchèrent sur le Saint-Ange, ces forgerons et ces bouviers qui avaient arraché naguère leur pape des griffes de Cencius. Et ce fut la dernière goutte du calice. Ils investirent la tragique forteresse avec des cris de fureur, menaçant de pendre le saint-père ou de le contraindre à mourir de faim. Cette fois, l’inflexible moine se sentit défaillir. Assis dans une salle voûtée, ténébreuse, du château, il baissa le Iront et murmura le cri du prophète juif :

Popule meus, quid feci tibi ?