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de Cencius, s’était retiré au couvent de la Cava, dans les montagnes de Salerne, et s’infligeait le martyre pour racheter les péchés qu’il n’avait point commis. La comtesse Mathilde se trouvait réduite à l’impuissance, dépossédée d’une partie de ses États. Joachim, tout entier à ses mortelles angoisses, n’avait plus de courage à rendre au vieux pontife. Et Victorien reparaîtrait-il jamais ; l’enfant qu’il destinait à être le soutien de ses derniers jours, le fiancé de Pia, ne l’avait-il point précédé dans la mort, sur la route tragique de Jérusalem ?

À la messe du jeudi saint, quand il descendit les degrés de l’autel pour porter la cène à ses cardinaux, il dit :

— Encore un peu de temps, et vous ne me verrez plus.

Le jour de Pâques, épuisé par le jeûne rigoureux du carême, il défaillit en lisant le dernier Évangile. Les clercs l’emportèrent évanoui dans la sacristie de Saint-Mathieu, où ils improvisèrent un lit de repos. Quand il se réveilla, Joachim se tenait penché à son chevet.

— Mon frère, dit Grégoire, voici que Dieu me rappelle. Mon pèlerinage sera bientôt terminé. Mais je sors de ce monde avec une cruelle angoisse. J’aurais aimé à laisser après moi Pia appuyée au bras de l’époux qu’elle avait choisi.

— Dieu ne l’a point voulu, répondit l’évêque. Que sa volonté soit faite. Puisse le courage de Pia être à la hauteur du sacrifice !

— Mais, reprit le pape, il me reste un devoir suprême à accomplir. Je veux assurer, ayant de mourir, le salut de son âme.

Un mouvement d’inquiétude échappa à Joachim.

— Je ne puis l’abandonner, orpheline, solitaire, en ce triste monde. Mes ennemis, les ennemis de Dieu s’attaqueraient à elle après ma mort. Mon âme souffrirait de grandes amertumes en la sachant malheureuse.

— Ne suis-je point là ? interrompit Joachim, et Robert, et Roger ne vous ont-ils point juré fidélité, même au-delà de la tombe, puisqu’ils se sont liés à l’Église, qui ne peut mourir ?

— Vous êtes vieux, mon frère, et vos jours sont comptés. Quant aux princes normands, leurs rêves sont bien vastes pour qu’ils aient le soin de veiller sur une pauvre fille, la petite-nièce d’un moine qu’on enterrera demain sous le pavé de cette église. Pia n’aura plus dans un temps prochain qu’un refuge, le cloître.

— Le cloître, pour une si jeune fille, c’est la tombe !

— C’est une nuit rapide qui précède le grand jour de l’éternité. Moi-même j’ai souvent regretté d’avoir quitté ma cellule pour me jeter dans la mêlée de l’Église militante. Songez, mon frère, aux années terribles que nous avons traversées. Et Pia demeurerait