Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 119.djvu/928

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’une année, n’était plus sorti d’un rêve de béatitude, oublieux des choses de la terre et de son propre nom.

Pia écoutait son vieil ami, les yeux à demi clos, muette, comme ensevelie en ses pressentimens funèbres. Elle ne lui répondait point, craignant de le tourmenter par son propre découragement. Parfois, elle saisissait tendrement la main de l’évêque, la portait à ses lèvres et y laissait tomber des larmes. Puis, elle retournait lentement à la fenêtre, ouverte du côté du golfe, où chaque jour elle passait de longues heures, épiant, sur la nappe d’azur, l’apparition d’une voile blanche.

Au milieu de janvier, le pape écrivit de sa main une lettre à l’évêque de Smyrne ; il priait son frère d’ouvrir une enquête de couvent en couvent, partout où se trouvaient, dans les pays du Levant, des moines de la foi romaine. Et, sur le conseil de Joachim, il avait ajouté un post scriptum à l’adresse de l’évêque grec. Il donnait, du fond de son exil, sa bénédiction apostolique, au nom du Rédempteur commun des deux églises, au moine de la communion de Constantinople qui saurait retrouver la trace du pèlerinage de Victorien.

La réponse parvint à Salerne vers le temps des fêtes de Pâques, dans les premiers jours du mois d’avril. Personne n’avait rencontré le jeune baron ; son nom même était inconnu à la chrétienté orientale. De grands désastres avaient accablé, sur terre et sur mer, les pèlerins, les monastères et les marchands. Les Arabes, menacés par les Turcs Seldjoucides, qui venaient de s’emparer de Smyrne et s’avançaient, comme un fléau de Dieu, vers la Palestine, avaient redoublé de malice à l’égard des chrétiens. En aucun temps, il n’avait été plus périlleux de tenter le voyage de la terre-sainte. L’évêque, dont le bercail avait été récemment profané par les Turcs, demandait à Grégoire des prières pour les âmes de tous les malheureux qui ne trouvaient plus, dans la région sanctifiée par les pas du Sauveur et l’apostolat de ses premiers disciples, que la mort ou l’esclavage.

À ce moment, le pape sentait sa fin très prochaine. À Salerne, il se voyait perdu, isolé comme en un désert. Presque tous ses cardinaux étaient restés à Rome et plusieurs avaient adoré Clément III ; il avait bien donné la pourpre à quelques prêtres de la ville et à l’évêque d’Assise, afin d’avoir, dans sa maison, l’illusion d’un sacré collège ; mais la cathédrale normande de Saint-Mathieu ne le consolait point de Saint-Jean-de-Latran abandonné pour toujours. Robert Guiscard était retourné à ses aventures lointaines dans les eaux de Corfou, puis sur les côtes d’Albanie. Egidius, repris par l’épouvante religieuse, harcelé chaque nuit par l’ombre sanglante