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charitable et très bonne, et aussi très intelligente, d’un esprit si haut que Gogol disait d’elle « qu’il n’y avait pas au monde une seule âme capable de la comprendre ni de l’apprécier. » Et, par surcroît, les circonstances de sa vie avaient permis à cette femme supérieure de voir de près tous les grands hommes, d’assister à toutes les grandes choses de son temps.

Née en 1810 d’un père français et d’une mère circassienne, Alexandra Osipovna de Rosset avait été élevée dans un pensionnat aristocratique de Saint-Pétersbourg, où elle avait eu pour maîtres, et déjà pour amis, quelques-uns des écrivains les plus renommés d’alors. Elle était ensuite entrée à la cour, en qualité de demoiselle d’honneur de l’impératrice ; elle s’y était vite acquis, par son esprit et sa beauté, une influence énorme, qu’elle avait toute mise au service de ses amis les poètes. C’est elle, notamment, qui avait amené l’empereur Nicolas à connaître et à admirer Pouchkine. Sa petite chambre, au quatrième étage du Palais d’Hiver, était devenue le lieu de réunion favori des jeunes écrivains et artistes pétersbourgeois.

Mariée plus tard au général Smirnof, gouverneur de Saint-Pétersbourg, Alexandra Osipovna était restée en relations constantes avec la cour impériale, comme aussi avec le monde des lettres. Une des premières elle avait deviné le génie de Gogol : elle s’était faite la confidente, la consolatrice de ce pauvre grand homme. À Paris, où elle avait demeuré à plusieurs reprises, elle avait connu Chateaubriand, Lamennais, Lamartine. Et jusqu’au bout de sa longue vie de soixante-douze ans elle avait gardé pour toutes les choses de l’esprit la même curiosité, pleine d’indulgence et de sympathie.

On savait que, dans ses dernières années, malade et un peu isolée, elle s’était amusée à écrire ses souvenirs, et qu’elle y avait raconté surtout ses relations avec les deux poètes illustres dont elle avait été l’intime amie, les deux pères véritables de la littérature russe contemporaine, Pouchkine et Gogol. Personne n’avait connu de plus près ces deux hommes singuliers, personne n’était plus à même d’expliquer leur caractère, et d’éclaircir ce qui restait encore d’obscur dans l’image que nous nous faisions d’eux.

Ainsi les souvenirs de Mme Smirnof avaient les meilleures raisons pour être d’un intérêt exceptionnel : mais avec tout cela, si nous en jugeons par ce qui en a été publié jusqu’ici, ce sont des souvenirs plutôt ennuyeux, de vaines et verbeuses dissertations littéraires. Peu de portraits, encore moins d’anecdotes caractéristiques. Et pour comble de déception il m’a semblé, en lisant ces fragmens, que Mme Smirnof n’avait jamais bien connu elle-même les grands hommes dont elle avait été l’infatigable, la dévouée et enthousiaste amie. Du moins elle les a fidèlement aimés : et c’est de quoi leurs admirateurs ne sauraient cesser de lui tenir compte. Mais il y avait dans l’âme de Pouchkine,