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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 119.djvu/939

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pour ne point parler de Gogol, un coin d’inquiétante folie que révèlent certains épisodes de sa vie, et qui donne à son œuvre, par-dessus les imitations de Byron et des romantiques allemands, une originalité saisissante, la colorant comme des reflets saccadés et sinistres d’un étrange feu intérieur. Le Pouchkine des Souvenirs de Mme Smirnof est simplement un homme de lettres, un bel esprit assez banal, avec un médiocre bagage de madrigaux, d’épigrammes, et de paradoxes de salon. Peut-être ne faut-il pas trop aimer les grands hommes, si l’on veut les bien connaître : mais, en vérité, les connaître n’a guère d’importance, et rien n’importe autant que de les aimer.

C’est ainsi que le malheureux Nicolas Gogol aura dû à l’affection de Mme Smirnof les seules paroles qui, durant ses dernières années, aient eu le pouvoir de le consoler ; et Mme Smirnof elle-même nous est plus touchante et plus chère pour avoir aimé Gogol comme elle l’a fait que si elle s’était toute employée à le bien comprendre. Car, en préface à ses Souvenirs, le Sievernyi Viestnik a publié quelques-unes des lettres qu’elle écrivait à l’auteur des Ames mortes pendant le séjour de celui-ci à Rome et à Paris, en 1845 : et ce sont d’admirables documens psychologiques, les vivans témoignages d’une âme féminine toute remplie de tendresse et de compassion. Peut-être Mme Smirnof ne comprend-elle pas les causes de la profonde et tragique souffrance de son ami : mais elle le sent qui souffre, elle souffre elle-même avec lui, et dans son cœur elle trouve, sans se lasser, d’efficaces consolations. Pour lui faire oublier son isolement, elle se plaint d’être seule ; pour calmer ses angoisses, elle feint d’en éprouver de plus fortes ; et puis elle le rassure au sujet de ses intérêts matériels, dont il est également en peine. Avec mille précautions d’une délicatesse charmante, elle lui affirme qu’elle se chargera désormais de son entretien : elle, ou plutôt de généreux anonymes dont elle ne sera que l’intermédiaire près de lui. Et je regrette presque d’avoir dit qu’elle n’avait pas compris les causes de la souffrance de Gogol : son ardente affection lui avait fait tout comprendre, car voici ce qu’elle écrit dans sa lettre du 1er mars 1845 :

« Si vraiment votre âme éprouve le besoin de voir Jérusalem, ayez foi dans ses pressentimens ; mais, si vous m’aimez, n’abandonnez pas entièrement votre travail. Il m’arrive parfois d’avoir peur pour vous. Ne cachez pas votre talent : il vous a été donné par Dieu, mais afin que vous en usiez. Ne vous en tenez pas à nous laisser seulement vos œuvres de jeunesse, ni ces amères saillies satiriques qui ne traduisent qu’un côté de votre âme. Beaucoup, vous jugeant sur vos ouvrages, vous croient un homme haineux et plein de fiel. Cette hérésie sur votre compte me fait sourire, quand je l’entends. Mais ceux qui ne vous connaissent pas, je comprends qu’ils se trompent ainsi. Pour moi, qui sais quels trésors reposent au fond de votre cœur, je suis en droit d’exiger que vous continuiez votre œuvre. Il faut qu’après avoir montré