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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/122

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dans contretemps et qu’on l’a maintenu dans contre-cœur ; supprimé dans portecrayon et conservé dans porte-plume ; supprimé dans entretenir et conservé dans entre-bâiller. Ce sont là assurément des divergences qu’il faut s’attacher à effacer. Mais on ne pourra jamais les effacer toutes, car, à mesure que la langue fera disparaître et en quelque sorte amortira les anciens composés, il s’en formera de nouveaux. Le moment n’est pas encore arrivé d’écrire tout d’une venue sergendeville, comme nous avons en un mot gendarme. Il faut laisser à l’habitude le temps de faire son œuvre. Au dix-septième siècle on mettait en trois parties pié-d’estal. À la fin du siècle dernier, le château bâti par Louis XV à Meudon s’appelait encore : Le château de Belle-Vue. C’est ainsi que bien des locutions qui pour nous sont encore transparentes deviendront opaques pour nos neveux, et ne leur feront plus l’effet que de simples noms dont ils ne songeront pas à sonder la signification.

Il semble que l’auteur de la note, bien connu cependant pour sa réserve, se soit quelquefois laissé gagner à des partis pris. Cela vient probablement des guides qu’il suivait. Il veut que, pour les composés dont on n’aura pas pu opérer la soudure, comme belle-de-nuit, Comédie-Française, on supprime le trait d’union. Nous ne comprenons pas la raison de cette suppression. En attendant que la jonction se fasse, le tiret a son utilité, car il indique les candidats à la fusion. Il serait peu à propos de se remettre à écrire en trois mots eau de vie, car l’impression faite sur notre esprit est aussi simple que si l’on disait alcool. Puisqu’on se préoccupe de rendre le français plus facile aux étrangers, la suppression des tirets ne serait nullement pour eux un allégement, mais bien plutôt une difficulté. Ces traits d’union avertissent le lecteur qu’il n’a pas à comprendre un à un et portion par portion les membres d’un groupe, mais qu’il doit leur trouver une signification d’ensemble ; je cite comme exemples : cerf-volant, rat-de-cave, œil-de-bœuf. En voulant soulager celui qui écrit (et combien le soulagement est mince !), on compliquerait parfois de la manière la plus bizarre le travail de celui qui lit. Or, en France, la tradition est autre : elle veut que la peine soit pour l’écrivain.

Je connais les ennuis que causent ces mots imparfaitement unis. Quand il s’agit de les mettre au pluriel, on ne sait par où les prendre. Demandons à l’Académie qu’elle permette enfin d’orthographier des chédœuvres, comme on orthographie des piédestaux. Mais malheureusement les exemples de ce genre sont rares. Les jonctions se font plus lentement en français que dans les autres langues : c’est beaucoup si l’on en compte une centaine par siècle. Je ne sais si l’on en a indiqué la cause. Cela vient, je crois, du timbre de notre langue, qui forme ses pluriels pour les yeux plutôt