étranges et de spectacles de l’autre monde, phénomènes de dédoublement, comme si dans notre fauteuil et devant notre table, au moment de nous y asseoir, nous nous apercevions assis déjà, sensations douloureuses de l’Invisible devenu soudain palpable et hostile, et toutes ces pages haletantes et frémissantes du frisson de la folie, — on croyait que l’écrivain ne fit qu’exploiter, après d’autres, cette mine de récits, et ce « genre » : le fantastique. Quelques-uns le lui reprochaient. Hélas ! ici encore il se contentait d’enregistrer des histoires arrivées : il décrivait ce qu’il avait vu, ayant lui-même ces fois-là servi d’objet à son observation et, par un don de double vue, fixé sur lui son propre regard.
Tel est le procédé ordinaire de Maupassant. Il n’invente pas. Il n’imagine pas. On devine bien qu’en le constatant je n’entends en rien diminuer la part de création qui lui revient. Mais il y a pour le moins deux familles d’écrivains. Les uns partent d’une idée dont l’espèce peut d’ailleurs varier à l’infini, depuis le rêve du poète jusqu’à la conception abstraite du moraliste ; cette idée est génératrice de l’œuvre ; elle appelle, évoque, fait se lever, se grouper, s’agencer autour d’elle les élémens qu’elle emprunte à la réalité ; elle les modifie et elle les vivifie ; elle se crée à elle-même ses moyens d’expression. Ces écrivains devancent et ils dominent l’impression reçue de la réalité. D’autres, au contraire, dépendent de cette impression. Ils partent d’un fait. Le travail qu’ils accomplissent s’opère sur une donnée qui leur vient du dehors. Maupassant est de ceux-là. — Il définit quelque part la faculté spéciale à l’écrivain. « Son œil est comme une pompe qui absorbe tout, comme la main d’un voleur toujours en travail. Rien ne lui échappe ; il cueille et ramasse sans cesse ; il cueille les mouvemens, les gestes, les intentions, tout ce qui passe et se passe devant lui ; il ramasse les moindres paroles, les moindres actes, les moindres choses[1]. » Ce n’est encore que la sensibilité réceptive, qui emmagasine les images. Elle peut suffire au peintre. Elle ne suffit pas à l’écrivain. Pour celui-ci un geste n’a de valeur qu’autant qu’il traduit un mouvement de l’âme, une attitude ne vaut qu’autant qu’elle est significative d’une émotion, et toute l’apparence physique qu’autant qu’elle est révélatrice du caractère. Aux données de la sensation il faut que s’ajoute le travail de l’intelligence. Ce travail se fait chez Maupassant à la fois très rapide et très intense. Il se trouve en présence d’un individu qu’il ne connaît pas ou que de longue date il a perdu de vue : « Dans un seul élan de ma pensée, plus rapide que mon geste pour lui tendre la main, je connus son existence, sa manière d’être, son
- ↑ Maupassant, Sur l’eau, p. 40.