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l’homme, et que par une fatalité de nature elle est incapable d’en changer. M. Strindberg est revenu plus d’une fois sur ce triste sujet, et avant d’écrire la Confession d’un fou, il l’avaittraité avec une sombre éloquence dans son drame des Créanciers, qui a obtenu à Berlin le plus vif succès. Cette pièce contient plus d’un passage qui ressemble à une confidence, et on ne peut douter que l’homme qui l’a écrite n’ait beaucoup souffert.

Le libre penseur le plus affranchi de toute superstition éprouve l’impérieux besoin de vénérer, d’adorer quelque chose ou quelqu’un ; il y a en lui comme une religiosité naturelle dont il ne peut jamais se dépouiller entièrement. Il a destitué son Dieu, il l’a fait descendre de l’autel ; mais l’autel est toujours là, il y fait monter la femme. Elle lui est apparue comme une madone, devant laquelle il a courbé la tête et plié le genou. Sans doute, à l’adoration qu’il a pour elle s’ajoutent bientôt des sentimens d’un autre ordre ; il découvre que l’amour chaste est impossible, il aspire à posséder ce qu’il adore. Mais il se mépriserait lui-même s’il ne réussissait à idéaliser ses joies, à mêler un peu de poésie aux plaisirs des sens, à y mettre un peu de son âme. Grâce à l’amour, il a retrouvé le ciel sur la terre, et dans sa reconnaissance pour la femme qui lui a procuré le complet et parfait bonheur, il lui en coûte peu de se donner tout entier. Hélas ! il s’aperçoit bientôt qu’il a affaire à une créature d’une autre espèce que lui, infiniment personnelle et qui, incapable d’idéaliser ses sentimens, de poétiser ses sensations, ne voit dans l’homme qui l’aime qu’une proie. Du jour où elle se sait aimée, la madone a disparu, et la femme se révèle, « artificieuse, rusée, perfide, montrant ses griffes ». Son bonheur est de vouloir, ses volontés sont des fantaisies, et la seule joie qu’elle demande à l’amour est celle d’avoir un esclave à qui tous ses caprices soient sacrés. « Pour l’homme, nous dit M. Strindberg, aimer, c’est donner ; pour la femme, aimer c’est prendre et exploiter. »

Le chêne des forêts a pris plaisir à sentir grimper le long de sa tige une liane dont les enlacemens lui causaient de voluptueux frissons. Il découvre que ce parasite vorace, glouton, insatiable, absorbe toute sa sève et ne l’embrasse que pour l’étouffer. La femme ne se contente pas de prendre, son amour tue ; c’est une mangeuse d’hommes. Ne raisonnez pas avec elle, ne discutez pas ses caprices ; elle vous dira : « Tu ne m’aimes plus ; je le savais depuis longtemps. » Elle a horreur de tout ce qui est fort, de tout ce qui lui résiste. Faites-vous petit, tout petit ; soyez humble jusqu’à la bassesse ; implorez-la, trainez-vous à ses pieds, dites-lui : « Je suis, grâce à toi, le plus malheureux des « hommes. » Elle s’attendrira peut-être, elle vous fera grâce, elle vous consolera par ses chansons comme une mère console son enfant ; c’est le seul genre de tendresse que son cœur ait jamais connu. Mais l’homme ne peut toujours implorer et gémir ; il a ses retours de fierté,