Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/292

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une épine, elle a fleuri de la sueur du Prophète ! » Et ce sera parmi les fruitiers voisins un prolongement de métaphores joyeuses et d’off"res alléchantes : « — Des oranges douces comme le miel ! — Les melons consolent celui qui est dans la peine ! — Dieu allégera les paniers ! »

Délicieuse et innocente manière, après tout, de comprendre le commerce, chez un peuple éternellement enfant ! Pour l’Européen, le commerce est un froid calcul, une spéculation savante, l’âpre gain de tous les jours. Pour l’Oriental, pour l’Arabe surtout, c’est d’abord une paresse contemplative ; c’est aussi une aventure, un jeu de ruses et de surprises, historié d’un conte des Mille et une Nuits. Sans doute il cherchera à gruger le plus possible son client, il écorchera fabuleusement l’acheteur naïf et enthousiaste. Mais comptez-vous pour rien sa fatigue, son éloquence et l’illusion qu’il vous a donnée ? Tel marchand de tapis qui pendant une après-midi entière aura étalé devant vous la moitié de son magasin et vous aura vendu des tentures étonnantes de l’Inde ou de la Perse, qui peut-être viennent de Paris, ne vous en aura pas moins promené du Cachemyre à Téhéran, et il aura meublé sous vos yeux des palais dignes d’être éclairés par la lampe d’Aladin. N’est-ce donc rien ? Et ce parfumeur qui vous a vendu au poids de l’or l’essence de rose ou de jasmin en un flacon pailleté d’or, il a, pendant une heure, au fond de ce miroir persan encadré de fines peintures, évoqué tout le harem de Méhémed-Ali. Et ce bijoutier qui a vendu si cher à une femme turque un prétendu diamant de Golconde ou un rubis de Giamschid lui a persuadé qu’il avait une vertu magique ; mais en la suggestionnant il lui a donné la foi ; et le diamant attirera et le rubis brûlera. — Affaires, politique, passions humaines, toute la vie matérielle non transfigurée par la conscience de l’âme et de son but divin fut-elle jamais autre chose qu’un rêve, une illusion et une duperie ? Dans les bazars du Caire, on a la sensation exacerbée de ce miroitement trompeur de la grande Maïa des sens. C’est pour cela qu’on en sort avec une sorte de vertige et de mélancolie, quand on a le malheur de n’être ni économiste ni maniaque de bibelots.

Mais du haut d’un minaret la voix aiguë du muezzin appelant à la prière du soir tombe dans cette fourmilière humaine ; le soleil couchant dore les moucharabis des maisons moresques, dont le silence rêveur est suspendu comme une sieste perpétuelle sur le bruit de la rue ; les bazars se ferment brusquement, la nuit tombe, et bientôt la ville de commerce se change en ville de plaisir. Dans les ruelles, les petits cafés arabes allument leurs falots et leurs lanternes vénitiennes jaunes et rouges ; des voix nasillardes modulent leur gaîté en mineur dans un