bères et Mograbins mangent, se lavent et se rasent en pleine rue. Des pyramides de courges, de pastèques et d’oranges s’écroulent par terre ; des grappes d’enfans nus ou couverts de sordides chiffons se roulent en riant dans la boue noire qui s’élève en poussière d’or sur leurs têtes. Devant les boucheries, les maigres chiens errans, à poil jaune, à tête de chacal, lapent à la dérobée les flaques de sang. Au-dessus, des bandes d’éperviers attentifs tournent haut dans le ciel. Quelquefois, l’un d’eux, prompt comme l’éclair, fond sur l’étal et emporte un lambeau rouge de viande crue dans ses griffes. Le boucher, qui fume son narghilé, ne dit rien. C’est un don fait à un confrère : Allah donnera la récompense !
Nous atteignons enfin la porte Bab-el-Nasr, à côté de la mosquée délabrée du sultan Hakem. Une poterne sombre comme un coupe-gorge à traverser, — elle servait jadis de gibet, — et nous voici hors de la cité vivante. Alors, c’est un changement de décor si brusque, si inattendu, qu’aucune machinerie de théâtre ne pourrait l’égaler. Quelques masures en ruine, un sol nu et mouvementé, puis des croupes de sable fauve. C’est le désert, le vrai, le grand désert arabique, dont l’océan de poussière vient battre toute l’enceinte orientale de la ville. On y entre sans s’en douter, et déjà il semble qu’il vous engloutit. Car devant vous se déroule à perte de vue l’immense nécropole musulmane qui peuple cette solitude. Plus nombreux que les vivants sont les morts. Des deux côtés du sentier, de près, de loin, comme les feuilles innombrables d’un livre sans fin, elles sont semées au hasard, les tombes blanches. Toutes pareilles, sans ornement, sans sculpture et sans nom, rongées par le simoun, elles émergent du sable jaune. Mais, comme une végétation de rêve éclose d’un mirage, voici surgir de cette désolation une autre ville, une cité féerique ! et, sous la lumière splendide, se profile une forêt de mosquées. Ce sont les tombeaux des khalifes. De colline en colline, ils bombent leurs élégantes coupoles et dressent leurs fins minarets couleur d’or dans un ciel de saphir. À leur vue, le désert s’anime, le cimetière se transfigure. Car c’est une évocation instantanée, comme sous le coup d’une baguette magique, de la conquête arabe, de la poésie sar- rasine et de toute la vie musulmane, où le chef, cheik, sultan ou khalife, règne seul sur la poussière humaine, en face d’Allah impénétrable et tout-puissant.
Nous allons toujours sur le sable ondulé, et les tombes inconnues succèdent aux tombes. Elles se composent invariablement de deux tables de pierre calcaire superposées comme deux marches d’une pyramide tronquée. Les plus importantes portent à chaque bout une stèle en forme de cippe. La plupart n’ont qu’une