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notre époque », sans se préoccuper de cette autre vérité que tout effort mal employé est une perte pour l’humanité et un retard dans l’accroissement du bien-être. D’autre part, apprécier exactement l’importance de la difficulté à vaincre, en calculer la valeur, se rendre compte des procédés à employer, de ce qu’il en coûtera, c’est chose toujours délicate, même dans les plus modestes entreprises, à plus forte raison dans celles-ci. On serait tenté de croire qu’une pareille recherche dépasse les forces de l’investigation humaine. De toutes les entreprises que l’exemple du canal de Suez a suscitées, aucune, on peut le dire, n’a échappé à cette sorte de fatalité qu’on appelle l’insuffisance des prévisions.

Je ne dirai rien, — comme on pourrait s’y attendre, — du canal de Panama. L’histoire de cette grande tentative et de son douloureux avortement n’est pas prête encore : il faut attendre le jour où, les passions éteintes, les ombres qui l’obscurcissent pourront être dissipées, et ce jour n’est peut-être pas prochain. Je chercherai, — si le lecteur veut bien me le permettre, — dans des faits plus modestes, quoique encore d’importance considérable, la justification des réflexions qui précèdent. Paulo minora canamus !


I

L’isthme de Corinthe attira tout d’abord les regards. Il n’apparaît sur la carte que comme un mince pédoncule réunissant le Péloponèse à la grande terre grecque, « un pont jeté sur la mer », comme disaient les anciens. Son percement rapprochait le Pirée, et par conséquent Athènes, de l’Europe occidentale, abrégeait la route du commerce de l’Adriatique à la mer Noire et aux côtes de l’Asie Mineure, et permettait d’éviter les dangers du cap Matapan, fécond en naufrages.

Cette configuration particulière avait de tout temps provoqué l’attention. À l’époque antique où la Grèce était le monde, les peuples du Péloponèse regardaient cet étroit passage comme la garantie de leur indépendance : ils le fortifièrent, cherchant à le rendre inaccessible, à faire réellement du Péloponèse l’île de Pelops, à lui donner une sécurité comparable à celle dont les Anglais d’aujourd’hui dans leur île « inviolée » sont si fiers et si jaloux. À plusieurs reprises dans l’histoire, on voit se relever les fortifications de l’isthme de Corinthe. Valérien et après lui Justinien leur demandent d’abriter le Péloponèse contre les invasions que les profondeurs de la Scythie déversaient sur le vieux monde, et les Vénitiens à leur tour les opposèrent — sans grand succès — aux armées des Osmanlis.

Ce n’est pas qu’en même temps on ne sentît tout l’avantage