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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/354

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dont nous ne nous servirons point, on mette en navires l’argent qu’il aurait coûté : ce sera contribuer bien plus efficacement à la défense nationale. » Rappelons que le maréchal de Moltke en disait tout autant à propos du canal de la Baltique.

Celui-ci cependant, dont, pour stimuler l’opinion française, on invoque quelquefois le précédent, a pour lui la brièveté du parcours, le petit nombre des écluses ; ses extrémités débouchent non pas en pleine côte ouverte à toutes les agressions comme à tous les vents, mais dans des baies intérieures, sûres et faciles à protéger. Puis, les détroits qu’il permet d’éviter constituent une sorte de Gibraltar se continuant sur plus de 200 kilomètres. Il n’y a donc pas de comparaison à faire. Ce n’est pas parce que les Allemands font le canal de la Baltique que la France doit faire ce qu’on appelle le Canal des Deux-Mers. Dans l’hypothèse, même assez difficile à admettre, où, libre d’un côté, notre flotte aurait le loisir de passer de l’autre, la voit-on engagée à la file indienne dans ce long canal de 500 kilomètres, encombré d’écluses et de ponts, sa marche à la merci d’une porte faussée, d’une berge crevée, que sais-je ? peut-être d’un pont-canal écroulé ? Ici, plus encore que dans le canal allemand, un homme déterminé peut provoquer un accident qui obstrue la circulation, et voilà toute la flotte immobilisée. « c’est une souricière », disait l’amiral Fourichon. Ses collègues et ses successeurs, nous l’avons dit, partagent son avis.

Que reste-t-il de ce projet gigantesque dont on ne craignait pas de dire que son exécution importait au salut du pays ? Sans importance (stratégique, il est sans utilité commerciale ; les modestes services qu’il pourrait rendre au petit cabotage à voile ne sont pas à mettre en regard de l’énormité de la dépense. Il n’y a aucune suite à donner à cette conception née dans des esprits généreux peut-être, mais d’imagination trop prompte. La géographie a toujours ignoré ce qu’on appelle depuis quelque temps l’isthme Franco-Ibérique, d’autres disent Gascon : ne l’inventons pas aujourd’hui pour l’unique plaisir d’avoir à le couper.


On le voit par les quelques exemples que j’ai pris la liberté de soumettre au lecteur : en fait de canaux maritimes, il ne peut y avoir de théorie générale ; ce sont questions d’espèces. Les analogies, les hypothèses, les rêveries, les aspirations plus ou moins généreuses ne doivent pas être les coefficiens de ces grosses équations. Ce serait aboutir à des solutions imaginaires. Pour en dégager l’inconnue, il faut calculer de plus près et faire appel au bon sens.


J. FLEURY.