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multipliant, est, par excellence, outrancière. Mais l’œuvre de génie ou de talent est toujours compliquée, et diffère en nature, non en degré seulement, d’un acte d’intelligence vulgaire. Il ne s’agit plus, comme ici, de percevoir et de se souvenir pêle-mêle, conformément à un type connu, mais de faire avec des perceptions et des images connues des combinaisons nouvelles. Or, à première vue, il semble bien que dix, cent, mille têtes réunies soient plus aptes qu’une seule à embrasser tous les côtés d’une question complexe ; et c’est là une illusion aussi persistante, aussi séduisante, que profonde. De tout temps les peuples, naïvement imbus de ce préjugé ont, dans leurs jours troublés, attendu d’assemblées religieuses ou politiques le soulagement de leurs maux. Au moyen âge les conciles ; dans l’ère moderne, les états Généraux, les parlemens : voilà les panacées réclamées par les multitudes malades. La superstition du jury est née d’une erreur pareille, toujours trompée et toujours renaissante. En réalité, ce ne sont jamais de simples réunions de personnes, ce sont plutôt des corporations, telles que certains grands ordres religieux ou certaines grandes enrégimentations civiles ou militaires, qui ont répondu, parfois, aux besoins des peuples ; encore doit-on observer que, sous leur forme corporative même, les collectivités se montrent impuissantes à créer du nouveau. Il en est ainsi quelle que soit l’habileté du mécanisme social où les individus sont engrenés et enrégimentés.

Car est-il possible qu’il égale en complication à la fois et en élasticité de structure l’organisme cérébral, cette incomparable armée de cellules nerveuses que chacun de nous porte dans sa tête ?

Aussi longtemps, donc, qu’un cerveau bien fait l’emportera en fonctionnement rapide et sûr, en absorption et élaboration prompte d’élémens multiples, en solidarité intime d’innombrables agens, sur le Parlement le mieux constitué, il sera tout à fait puéril, quoique vraisemblable a priori et excusable, de compter sur des émeutes ou sur des corps délibérans, plutôt que sur un homme, pour tirer un pays d’un pas difficile. En fait, toutes les fois qu’une nation traverse une de ces périodes où ce n’est pas seulement de grands entraînemens de cœur, mais de grandes capacités d’esprit qu’elle a un besoin impérieux, la nécessité d’un gouvernement personnel s’impose, sous forme républicaine ou monarchique ou sous couleur parlementaire. On a protesté souvent contre cette nécessité, qui a fait l’effet d’une survivance, et dont on a vainement cherché la cause : peut-être sa raison cachée est-elle implicitement donnée par les considérations précédentes.

Elles peuvent servir aussi à préciser en quoi consiste la responsabilité des meneurs relativement aux actes commis par les