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III.

On a cependant contesté, et avec force[1], que, pour les foules au moins, le rôle des meneurs eût l’universalité et l’importance que nous lui prêtons. Il y a, en effet, des foules sans conducteur apparent. La famine sévit dans une région, de tous côtés des masses affamées s’y soulèvent, demandant du pain ; point de chef ici, ce semble, l’unanimité spontanée en tient lieu. Regardez-y de près pourtant. Tous ces soulèvemens n’ont pas éclaté ensemble ; ils se sont suivis comme une traînée de poudre, à partir d’une première étincelle. Une première émeute a eu lieu quelque part, dans une localité plus souffrante ou plus effervescente que les autres, plus travaillée par des agitateurs connus ou occultes, qui ont donné le signal de la révolte. Puis, dans des localités voisines, l’élan a été imité, et les nouveaux agitateurs ont eu moins à faire, grâce à leurs prédécesseurs ; et ainsi, de proche en proche, s’est prolongée l’action de ceux-ci, par imitation de foule à foule, avec une force croissante qui affaiblit d’autant l’utilité des directeurs locaux ; jusqu’à ce qu’enfin, surtout quand le cyclone populaire s’est élargi bien au delà des limites où il a eu sa raison d’être, de la région où le pain a manqué, nulle direction ne s’aperçoive. Chose étrange, — étrange du moins pour qui méconnaît la puissance de l’entraînement imitatif, — la spontanéité des soulèvemens alors devient d’autant plus complète qu’elle est moins motivée. C’est ce qu’oublie d’observer un écrivain italien qui nous oppose à tort l’agitation du haut Milanais en 1889. Au cours de cette série de petites émeutes rurales, il a vu s’en produire plusieurs presque spontanément, ce qui l’étonné d’ailleurs, car il convient que la cause affichée de cette agitation ne suffisait point à la justifier : les griefs invoqués contre les propriétaires à propos des baux n’avaient rien de bien sérieux, et, si l’année avait été mauvaise, l’importation d’une nouvelle industrie avait compensé en partie le déficit des récoltes. Comment croire, dans ces conditions, que ces paysans italiens se soient soulevés d’eux-mêmes, sans nulle excitation du dehors ou du dedans, ou plutôt du dehors et du dedans à la fois ? C’est au premier de ces mouvemens qu’il eût fallu remonter pour se convaincre que le mécontentement populaire,

  1. Au Congrès d’Anthropologie criminelle de Bruxelles, en août 1892, un savant russe nous a fait cette objection, en invoquant des révoltes agraires de son pays, causées par la famine ; plus récemment, un savant italien, le Dr Blanchi, que nous allons citer, nous a objecté des faits analogues. — En revanche, j’apprends, en corrigeant les épreuves de cet article, que la thèse ici développée l’avait été bien antérieurement, en 1882 déjà, par un écrivain russe distingué, M. Mikhailowsky, dans le recueil intitulé Otechestwennia Zapiski.