Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/367

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


IV.

Aussi a-t-on eu raison de remarquer, à propos des foules[1], qu’en général elles sont inférieures en intelligence et en moralité à la moyenne de leurs membres. Ici, non seulement le composé social, comme toujours, est dissemblable à ses élémens dont il est le produit ou la combinaison plus que la somme, mais encore, d’habitude, il vaut moins. Mais cela n’est vrai que des foules ou des rassemblemens qui s’en rapprochent. Au contraire, là où règne l’esprit de corps plutôt que l’esprit de foule, il arrive souvent que le composé, où se perpétue le génie d’un grand organisateur, est supérieur à ses élémens actuels. Suivant qu’une troupe d’acteurs est une corporation ou une foule, c’est-à-dire qu’elle est plus ou moins exercée et organisée, ils jouent tous ensemble mieux ou moins bien que séparément quand ils disent des monologues. Dans un corps très discipliné, comme la gendarmerie, d’excellentes règles pour la recherche des malfaiteurs, pour l’audition des témoins, pour la rédaction des procès-verbaux, — Toujours très bien faits, au style près, — se transmettent traditionnellement et soutiennent l’esprit de l’individu appuyé sur une raison supérieure. Si l’on a pu dire avec vérité, d’après un proverbe latin, que les sénateurs sont de bonnes gens et le Sénat une mauvaise bête, j’ai eu cent fois occasion de remarquer que les gendarmes, quoiqu’ils soient en général intelligens, le sont moins que la gendarmerie. Un général me dit avoir fait la même remarque en inspectant ses jeunes soldats. Questionnés séparément sur la manœuvre militaire, il les trouvait tous assez faibles ; mais, une fois rassemblés, il était surpris de les voir manœuvrer avec ensemble et entrain, avec un air d’intelligence collective très supérieure à celle dont ils avaient fait preuve individuellement. De même, le régiment est souvent plus brave, plus généreux, plus moral que le soldat. Sans doute, les corporations, — régimens, ordres religieux, sectes, — vont plus loin que les foules, soit dans le mal, soit dans le bien ; des foules les plus bienfaisantes aux foules les plus criminelles il y a moins loin que des plus grands exploits de nos armées aux pires excès du jacobinisme, ou des sœurs de Saint-Vincent de Paul aux camorristes et aux anarchistes ; et M. Taine, qui nous a peint avec tant de vigueur à la fois les foules criminelles et les sectes criminelles, les jacqueries et les exactions jacobines pendant la Révolution, a montré combien celles-ci ont été plus funestes que celles-là. Mais,

  1. Voir notamment à ce sujet le très intéressant écrit de M. Sighele, sur la folla delinquente, dont M. Cherbuliez a entretenu déjà les lecteurs de la Revue.