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ces cris de foi poussés par une voix quelconque et aussitôt répétés par toutes les bouches, de ces baisemens de terre et de ces prosternations en masse sur l’ordre d’un moine, feront des plaisanteries sur tout cela. Mais aujourd’hui ils ne rient point, ils ne protestent point, et, eux aussi, ils baisent la terre ou font semblant et, s’ils ne tiennent pas les bras en croix, en ébauchent le geste… Est-ce peur ? Non ; ces foules pieuses n’ont rien de féroce. Mais on ne veut pas scandaliser. Et cette crainte du scandale, qu’est-ce, au fond, si ce n’est l’importance extraordinaire attribuée par le plus dissident et le plus indépendant des hommes au blâme collectif d’un public composé d’individus dont chaque jugement particulier ne compte pour rien à ses yeux ? D’ailleurs, cela ne suffit pas à expliquer toujours la condescendance habituelle et remarquable de l’incrédule à l’égard des multitudes ferventes où il est noyé. Il faut, je crois, admettre aussi qu’au moment où un frisson d’enthousiasme mystique passe sur elles, il en prend sa petite part et se trouve avoir le cœur traversé d’une foi fugitive. Et, cela admis et démontré pour les foules pieuses, nous devons faire usage de cette remarque pour expliquer ce qui se passe dans les foules criminelles, où souvent un courant de férocité momentanée traverse et dénature un cœur normal.

C’est une banalité, et aussi une exagération, de vanter le « courage civil » aux dépens du courage militaire, qui passe pour être moins rare. Mais ce qu’il y a de vrai dans cette idée banale s’explique par la considération qui précède. Car le courage civil consiste à lutter contre un entraînement populaire, à refouler un courant, à émettre devant une assemblée, devant un conseil, une opinion dissidente, isolée, en opposition avec celle de la majorité, tandis que le courage militaire consiste, en général, à se distinguer dans un combat en subissant au plus haut degré l’impulsion ambiante, en allant plus loin que les autres dans le sens même où l’on est poussé par eux. Quand, par exception, le courage militaire exige lui-même qu’on résiste à un entraînement, quand il s’agit, pour un colonel, de s’opposer à une panique, ou, à l’inverse, de retenir l’élan inconsidéré des troupes, une telle audace est chose plus rare encore, et, avouons-le, plus admirable qu’un discours d’opposition dans une Chambre de députés.

En somme, par son caprice routinier, sa docilité révoltée, sa crédulité, son nervosisme, ses brusques sautes de vent psychologiques de la fureur à la tendresse, de l’exaspération à l’éclat de rire, la foule est femme, même quand elle est composée, comme il arrive presque toujours, d’élémens masculins. Fort heureusement pour les femmes, leur genre de vie, qui les renferme dans leur maison, les condamne à un isolement relatif. En tout pays,