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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/383

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propres à atteindre ses fins. Et, pour opérer cette convergence, pour formuler cette conséquence, audacieusement, en bondissant par-dessus les timidités d’esprit ou les répugnances morales qui retiennent dans un état habituel d’inconséquence inconsciente, soit fâcheuse, soit salutaire, les autres hommes, il a fallu une organisation exceptionnelle, un corps formé par une monade dirigeante des plus fortement trempées, des plus closes en soi et persévérantes en leur être. N’importe, sans l’ensemencement social, il est certain que cette terre féconde du caractère individuel n’eût rien fait germer. Donc, les hommes de génie d’une société lui appartiennent, mais ses criminels aussi ; si elle s’honore à juste titre des uns, elle doit rougir et se repentir des autres ; car elle doit s’imputer à elle-même ceux-ci, quoiqu’elle ait le droit de leur imputer à eux-mêmes leurs actes. Cet assassin tue pour voler parce qu’il entend célébrer partout et par-dessus tout les mérites de l’argent ; ce satyre a entendu dire que le plaisir est le but de la vie ; ce dynamiteur ne fait qu’accomplir ce que conseillent tous les jours des feuilles anarchistes, et celles-ci, qu’ont-elles fait, si ce n’est de tirer les corollaires rigoureux de ces axiomes : la propriété, c’est le vol ; le capital c’est l’ennemi ? Tous entendent rire de la morale, ils sont immoraux pour n’être pas inconséquens. Les classes supérieures, que le crime atteint, ne s’aperçoivent pas que ce sont elles qui en ont émis le principe, quand elles n’en ont pas donné l’exemple.

Jusqu’à des dates assez récentes, on a pu à la rigueur soutenir ce paradoxe, que, si la marée montante du délit attestée depuis trois quarts de siècle par nos statistiques était en elle-même un mal réel, elle n’avait nullement la valeur d’un symptôme ; que la perversité des coquins pouvait monter et même s’étendre constamment, sans qu’il fût le moins du monde prouvé par là que l’honnêteté des honnêtes gens allât s’abaissant. Loin de là, il se pouvait fort bien que la moralisation des masses, cultivées ou incultes, fît de réels progrès pendant que le crime en faisait de son côté. Ces choses ont été dites, et imprimées, par des optimistes on ne peut plus sincères, particulièrement imprégnés de cette infatuation collective qui est propre à notre temps. Mais, depuis les explosions de dynamite et l’affaire du Panama, je ne pense pas que ce langage soit encore de mise. Il y a quelque chose de trop significatif dans la coïncidence de cette épouvante et de ce scandale, l’une révélant les désespérances et les haines d’en bas, l’autre la démoralisation et les égoïsmes d’en haut. Et le tout coïncide trop bien avec les courbes ascendantes de la statistique criminelle. Devant ce spectacle, on serait tenté de comparer notre état social à un vaisseau de guerre avarié dont va sauter la poudrière,