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termes, que la zone neutre fût prélevée en totalité sur le territoire de la sphère française, sans que l’Angleterre y contribuât. La raison de cette inqualifiable proposition est qu’un chemin de fer anglais en construction en ce moment, et dont les travaux sont dirigés par ce même M. Holt Hallett, est obligé de passer de la rive droite de ce fleuve sur la rive gauche. Est-ce admissible ? Devons-nous être les seuls sacrifiés ? Non, car dans ces contrées lointaines il faut que la France et l’Angleterre jouissent à tous les points de vue de la même situation. L’une et l’autre de ces deux puissances, en vue d’une entente désirable, sont contraintes à un même désintéressement. Est-ce donc notre faute si les récens événemens de Siam sont venus de jouer certains projets ? Sans l’assassinat de nos compatriotes, l’arrestation de nos officiers, l’Angleterre et le Siam eussent peut-être réussi à se réserver la jouissance de la route de la Chine méridionale qui suit la rive du Mékong : les deux compères ne se proposaient rien de moins que de se partager avec l’empereur des Célestes le protectorat des principaux États Shans et de leurs dépendances.

Et lorsque les limites de l’État-tampon auront été tracées, n’est-il pas à craindre de voir s’y réunir tout ce que la Birmanie contient de Dâcoîts ; le Tonkin, de Pavillons-Noirs ; la Chine, de rôdeurs et de rebelles ? Le comté de Nice, qui n’était autrefois qu’une sorte de territoire neutre entre le Piémont et la France, fut longtemps habité par les gens sans patrie et les criminels que les deux pays repoussaient de leurs cités.

On ne peut avoir oublié ce qui se passait dans le nord du Tonkin, il y a fort peu d’années. Là aussi on avait imaginé de créer entre nous et l’empire du Milieu une zone neutre ; la perfidie des Chinois en rendit l’exécution impossible. Des réguliers de l’armée chinoise, transformés en Pavillons-Noirs, empêchaient les Européens de s’y aventurer. Les routes étaient pleines de malfaiteurs qui pillaient les villages, attaquaient les bateaux, osant se risquer sur les cours d’eau. Après avoir ravi des femmes, des enfans, des buffles, les bandits franchissaient la frontière au delà de laquelle, indépendamment de leur part de butin, ils recevaient les félicitations des mandarins. Ce qui pourrait arriver de moins malheureux aux indigènes du futur État-tampon, c’est que les Chinois qui, par centaines de mille, émigrent en Amérique, aux Sandwich, aux Philippines et dans les îles de la Sonde, affluent sur ce territoire en nombre considérable. Ils y trouveront la religion qu’ils pratiquent et le climat qui leur convient. Ils s’y enrichiront, mais ce sera la misère pour les Laotiens et peut-être l’appauvrissement agricole du pays, car le Céleste