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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/441

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et la morgue pesaient de tout leur poids sur un peuple terrifié. Les principautés de la rive gauche, incapables de résistance, s’humiliaient, pour garder une ombre d’indépendance, jusqu’à payer à la fois un tribut à Siam, à Hué et même à la Chine.

Après le départ du Siam, en 1856, de notre chargé d’affaires, M. de Montigny, la France n’eut plus aucune influence dans ce royaume ; puis, en 1883, les Siamois n’ayant rien à redouter de l’Annam, où nous dominions, ils songèrent à occuper Luang-Prabang, et à étendre leur puissance aussi bien sur la rive droite du Mékong que sur la rive gauche. On les laissa même installer des postes militaires et des bureaux de douane sur les hauteurs qui limitent à l’ouest le bassin du grand fleuve.

Dans ce Laos envahi sans bruit et sans combat, le roi de Siam plaça ses quarante frères en qualité de gouverneurs et de commissaires : territoires du Laos cambodgien, annamite et tonkinois, tout y passa. 20 000 esclaves, plus 20 à 30 millions de francs, enlevés aux populations vaincues, entraient annuellement à Bankok, les premiers pour y être employés aux plus dégradantes corvées, les seconds pour s’immobiliser dans le trésor royal.

Le plan de ceux qui dirigeaient contre nous la politique de la cour du Siam était fort simple : nous réduire à la stricte occupation des côtes baignées par la mer de Chine. On ne s’en préoccupa que bien tardivement en France, quoique notre drapeau, déployé victorieusement au Tonkin, eût dû faire songer, comme l’avait pressenti M. de Lagrée, à la possibilité d’une installation dans la vallée du haut Mékong.

Peu de temps après l’expédition dirigée par ce vaillant explorateur[1], deux officiers énergiques et entreprenans, MM. d’Arfeuilles et Reynard, se donnèrent aussi la mission de remonter le Mékong jusqu’à Luang-Prabang, et, une fois parvenus à cette hauteur, de gagner par terre la ville de Hué en coupant obliquement la péninsule Indo-Chinoise. Moins heureux que leurs prédécesseurs,

  1. Il n’est que juste de citer ce que M. Colquhoun a dit de M. de Lagrée et du personnel de son expédition :
    « En nous dirigeant vers Talan, nous suivîmes pendant trois jours la même route que l’expédition française : celle-ci, après avoir descendu le Sang-Ka pendant quarante-huit heures, se trouva arrêtée par les rapides et prit la route de terre pour gagner Lin-An. Il est impossible de fouler ce sol sans songer à ces cinq hommes intrépides qui marchèrent de Saigon jusqu’au Yang-tse, et, durant ce long trajet, eurent à surmonter des difficultés sans nombre. Ni la chaleur, ni les pluies torrentielles qui font du pays de Laos un foyer de fièvres mortelles, ni le règne de la terreur dans le Yun-nan, ni les lenteurs énervantes de la navigation du Mékong ne purent refroidir leur ardeur, ni abattre leur courage pendant ce voyage qui dura deux ans. Trois des explorateurs payèrent de leur vie cette tentative hardie : MM. de Lagrée, de Carné et F. Garnier. «