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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/449

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à Michel-Ange, comme on l’a fait, c’est en vérité n’avoir assez senti ni l’un ni l’autre de ces deux maîtres admirables. Si Michel-Ange n’a pas toute sa de dessiné, peint ou sculpté la même figure, c’est une impression d’unité qui se dégage pourtant de son œuvre, se précisant et s’accusant à mesure qu’on l’étudié de plus près : Beethoven a traduit tour à tour tous les sentimens, et chacune de ses œuvres est un monde à part qui ne ressemble à nul autre. Que l’on compare simplement entre elles ses symphonies : ne dirait-on pas que chacune est l’expression de tout un génie et le produit de toute une vie ? Je doute que l’on trouve ailleurs, dans un même homme, une si prodigieuse variété de tempéramens, ni ce pouvoir de créer tant d’œuvres si absolument différentes.

Un seul trait est commun à toutes les œuvres de Beethoven : c’est l’extrême simplicité des moyens qu’il y a employés ; et par là encore il se révèle supérieur au reste des hommes. Wagner répétait volontiers que l’art et le caractère de Beethoven étaient les seuls qu’il n’avait pu approfondir tout à fait. Il appelait Beethoven « un mage divin ». Il disait que des siècles se passeraient avant qu’on ait fait le tour de cette œuvre immense et de cette immense pensée ; en quoi d’ailleurs il était bon prophète, car voici que son œuvre et sa pensée à lui nous sont devenus familières, tandis que d’année en année nous découvrons aux compositions de Beethoven des significations nouvelles ; leur bruit, au lieu de s’éteindre, retentit sans cesse plus fort dans nos cœurs. Et la marque la plus certaine de ce génie surnaturel qu’il reconnaissait en Beethoven, c’était, suivant Wagner, « sa miraculeuse faculté de créer des mondes avec du néant ». Jamais en effet Beethoven ne s’est consciemment préoccupé de renouveler la forme, les procédés de son art. Il a repris les procédés et les formes que tous les musiciens employaient autour de lui ; et il s’est contenté, c’est encore Wagner qui le dit, « de les sanctifier, en les promouvant à un rôle plus haut ». Ses symphonies, ses sonates, ses quatuors, son opéra, il les a écrits sur le modèle des symphonies, des sonates, des quatuors et des opéras de ses confrères ; mais ses confrères s’étaient servis de ce langage pour charmer l’oreille, tandis qu’il s’en est servi pour exprimer, dans le détail de leurs nuances les plus subtiles, les plus profonds sentimens qui jamais aient ému une âme toute frémissante de passion et de poésie.

J’ajoute que si, pour être un grand homme, il faut être un homme universel, avec une ardente curiosité de tous les aspects de la nature et de la pensée, U n’y a personne, pas même Gœthe, qui ait promené sur le monde un coup d’œil plus large. Sauf quelque élémens de contrepoint, Beethoven n’avait rien appris, et jamais jusqu’à sa mort il n’a pour ainsi dire rien su : mais il a tout compris, comme il a tout senti. Le jugement de cet illettré sur les sujets littéraires frappait tous ceux qui l’approchaient ; il aurait frappé Gœthe lui-même, si celui-ci avait