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seulement daigné jeter les yeux sur les lettres que lui écrivait l’humble musicien viennois. Personne n’a aimé plus passionnément la nature, personne n’a plus constamment réfléchi au problème de la destinée. Et son cœur est resté jusqu’au bout naïf et pur comme un cœur d’enfant. Ses contemporains disaient de lui qu’il était un géant : il était pourtant de petite taille et de peu de mine ; mais il était grandi de tout l’esprit divin qu’il portait en lui.

Et lorsque je cherche à me représenter quel fut, parmi tous les grands hommes, le plus malheureux, c’est encore la sombre, la tragique figure de Beethoven qui se dresse devant moi. D’autres ont dit combien il fut grand ; mais combien Il fut malheureux, je crois que ses biographes eux-mêmes ne s’en sont pas rendu compte. Il le fut dès son enfance, et il le fut sans cesse davantage tous les jours qu’il a vécus. Je ne vois pas, durant tout le cours de ses cinquante-sept ans, une seule vraie joie qu’il ait eue.

On a parlé de la malheureuse destinée de Mozart, ou encore de Wagner. Mais, outre qu’il a été donné à Mozart de mourir jeune, si sa destinée fut en effet malheureuse, son aimable et fidèle génie l’a toujours empêché d’en sentir toute la tristesse. Soumis à la tyrannique domination de son père, puis du prince son maître, puis (semble-t-il) de la famille de sa femme, méconnu du public, sans cesse tourmenté par le manque d’argent, il avait avec tout cela une petite âme d’oiseau ; et pour échapper à ce vilain monde, bien vite il se réfugiait aux forêts enchantées, qu’il ranimait de ses légères chansons. Et puis, à défaut de la grande gloire, il avait l’admiration de ses pairs : le vieux Haydn l’écoutait bouche béante, frémissant d’un superstitieux enthousiasme à ces chants si doux et si purs, qui lui paraissaient descendre directement des cieux. Lorsque Beethoven, à vingt ans, put trouver quelques thalers pour sortir de Bonn, c’est auprès de Mozart qu’il se rendit, sans autre intention, croirait-on, que de le voir et d’entendre sa voix. Quant à Wagner, s’il fut de longues années méconnu et hué, la faute en est surtout à lui-même, qui dès le début s’était proclamé un révolutionnaire. Mais dès le début il trouva, en revanche, les amitiés les plus chaudes et les plus fidèles, et il vécut ses dernières années dans une apothéose royale. Aucun homme n’aurait été plus heureux, si celui-là n’avait eu en lui, comme tous les poètes, une source toujours jaillissante d’inquiétude et de mélancolie.

Combien fut autrement désolée la destinée de Beethoven ! Que l’on imagine seulement ce musicien, condamné à ne vivre que de la musique, et qui à trente ans, pauvre, seul au monde, sans amis, sans parens, s’aperçoit qu’il devient sourd et que toute musique désormais a cessé pour lui ! Et cependant, ce n’est rien encore. Il faut de plus qu’on se l’imagine dans le milieu où il a vécu, entouré de gens qui ne s’inquiétaient pas de le comprendre, si absolument seul que personne