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puis El Arych, il ne tarissait pas. À Damiette, en effet, hors les gibernes à ravauder et les bretelles de sac à recoudre, il n’avait pas trouvé l’emploi de ses talens de bourrelier. Dhersin, au contraire, — un camarade d’enfance, un pays, qui servait dans la batterie des obusiers, — Dhersin avait fait de gros profits au Caire en fabriquant des chaudrons pour un restaurateur français, en posant des alambics dans les laboratoires de l’Institut. M. Monge l’avait gratifié de deux cents livres métal, lesquelles, jointes à ses prises de bataille, lui faisaient une ceinture toute garnie d’or.

— Tous ces tas de mameluks de savans de malheur, conclut Lefelle, ils veulent la mort de la troupe, je te dis.

— Tape dessus, va, ne te gêne pas, répondit Labait, ils ont bon dos.

Et du doigt, il montra les ânes chargés d’outrés et de couffins qui trottaient la tête basse, les oreilles ballantes, à la queue du bataillon.

Cette épithète de savans appliquée aux bourricots porteurs d’eau, c’était une plaisanterie qui courait l’armée depuis les premières étapes faites en terre d’Afrique : car on ne se lasse pas vite d’un mot drôle dans cette dure vie militaire, où les occasions de rire n’abondent pas.

— Peuh ! reprit Lefelle, on pourrait bien les rentrer dans leur Institut. C’est fini, le désert. D’ici jusqu’à Constantinople, c’est tous pays où qu’il y a de l’eau.

— C’est pas la pluie qui manque, au moins, observa Jaillot. Et d’un mouvement de coudes, il haussa le havre-sac humide qui collait à son dos et tirait bas sa veste.

Les trois camarades regardèrent le ciel, supputant l’ondée possible. D’ordinaire, elles venaient du côté de la montagne, les nuées de l’orage, s’allongeaient par-dessus la plaine en grisaille menaçante, puis crevaient, pluie oblique et violente qui perçait, cinglait, éclaboussait. Les soirs, la brume s’élevait de la terre boueuse et refroidie ; les nuages, vite reformés, remontaient vers ces montagnes magiques qu’ils ne pouvaient escalader : borne infranchissable qui fermait le ciel de Jérusalem et laissait languir la Ville Sainte en quelque région d’âpre soleil. Mais ce matin-là, on pouvait prédire l’accalmie, tant était fraîche, tant était gaie cette lueur matinale éparse sur toutes choses !

La colonne traversait une forêt d’arbres à fruits, percée de nombreuses clairières, parc naturel où les limoniers roses et les amandiers blancs alternaient en bosquets inégaux. La fleur des cédratiers était passée ; elle se mourait dans l’herbe par jonchées violettes, tandis qu’aux branches un renflement visible à la base des pistils marquait déjà la place des fruits futurs. Et de tous ces