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« Désormais il faut que tu cesses d’être un homme, que tu cesses de vivre pour toi-même et que tu vives seulement pour les autres : pour toi il n’y a plus de bonheur possible. Dieu, donne-moi la force de me vaincre !… Seigneur, jette un regard sur le malheureux Beethoven ; ne permets pas qu’il souffre plus longtemps ainsi… Seul l’amour, oui, lui seul peut donner une vie heureuse ! Dieu, laisse-moi le trouver enfin ! Laisse-moi trouver enfin celle qui me fortifiera dans le bien, et qui sera toute à moi ! » Puis il reprend : « Hélas ! c’est seulement dans le monde idéal que je trouverai de la joie. L’amour et l’amitié n’ont rien fait que de me meurtrir ! »

Oui, l’amour et l’amitié n’ont rien fait que de meurtrir ce cœur magnifique, ce pauvre cœur assoiffé de tendresse. Ces femmes auxquelles tour à tour Beethoven avait voulu l’offrir, à peine si les plus indulgentes ont daigné s’en amuser en passant. Le malheureux était gauche, mal vêtu ; il jouait du piano avec trop de rudesse, et son doigté, d’année en année, s’était alourdi. Mais par-dessus tout il était bizarre : j’imagine que les belles Viennoises avaient peur de son amour. Toujours est-il qu’aucune femme n’a daigné l’aimer ; et aujourd’hui encore, aujourd’hui qu’on est unanime à le considérer comme le plus grand des maîtres, je ne crois pas qu’une seule femme ait la compassion de lui donner tout son cœur. Mozart, Chopin, Schumann ont gardé des amantes, sans parler de Wagner, cet incomparable séducteur des âmes féminines. Mais, aujourd’hui comme de son vivant, Beethoven ne trouve point de femme pour l’aimer ; à moins que ce ne soient des mains de femme qui déposent sur la pierre de son tombeau, dans le petit cimetière de Wœhring, ces touchantes couronnes de fleurs vives que toutes les fois j’y ai vues.

Lui cependant, aux femmes qu’il a aimées il a donné l’immortalité. Leur noms, inscrits en tête de ses sonates, traversent les siècles. J’ai vu leurs portraits soigneusement recueillis et exposés à l’entour du sien dans ce petit musée qu’on vient d’inaugurer l’été dernier à Bonn, sur le lieu même où il est né. J’y ai vu notamment la froide et méprisante image de l’immortelle bien-aimée, peinte par quelque mauvais peintre italien sous la figure d’une Muse. Comment aurait-elle pu se donner toute à Beethoven, avec ce front étroit, ces lèvres pincées, avec l’orgueil familial que sans doute elle avait dans l’âme ?

J’ai trouvé, en revanche, dans ce même musée, d’autres portraits qui m’ont ravi : ce sont ceux des grandes dames qui ont daigné protéger les débuts de Beethoven, et aussi de ses principales interprètes, pianistes, cantatrices. Celles-là du moins ont été douces pour lui : sans chercher à l’aimer, elles ont mis dans sa vie quelques rayons de printemps. Le malheureux avait un si fort besoin de tendresse, et il en était si privé, que le sourire d’une femme suffisait à réchauffer son cœur. Il y avait deux de ces femmes, surtout, dont je ne me fatiguais pas de regarder l’image : Caroline Unger et Henriette Sontag, les