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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/451

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jamais ne paraît s’être trouvé pour lui dire qu’il était un homme de génie et que sa musique était d’une autre sorte que la musique de ses confrères. Tous ceux qui auraient pu l’apprécier, Haydn, Mozart, étaient morts. D’ailleurs pour ceux-là mêmes il serait venu trop tôt, et ils ne l’auraient pas compris. Puis, d’année en année, à mesure qu’il s’enfonçait, lui, dans l’étude de l’expression, le goût de ses contemporains s’éloignait des formes classiques : Weber, mais surtout Rossini et les Italiens, accaparaient tous les enthousiasmes. Beethoven n’allait pas, comme Wagner, en avance, mais à rebours de son temps. Ses meilleurs amis eux-mêmes finissaient par douter de son génie. Aucun d’eux en tout cas ne paraît avoir eu l’impression de ce qu’il y avait dans ce génie de sublime et de surnaturel. Pour le public, Beethoven était un pianiste compositeur, un rival de Hummel, de Clementi et de Reichardt, mais inégal, maniaque, et trop enclin aux excentricités. Ce n’est pas seulement dans le silence, c’est dans la nuit que Beethoven a créé son œuvre : il n’a trouvé de soutien qu’en lui-même, et jamais un artiste ne s’est autant méfié de soi, n’a connu de si près les découragemens et les désespoirs.

Mais son pire malheur, c’est que dès son enfance il éprouva le besoin passionné d’aimer et d’être aimé, et que jamais il ne trouva personne qui l’aimât ni qu’il pût aimer. J’ai eu beau interroger tous les documens qui nous restent sur lui : je n’ai pu découvrir personne qui lui ait donné seulement quelques heures l’entière sensation d’être aimé. Et lui, toute sa vie il a essayé d’aimer : son âme avait soif d’amour ; pour un moment de véritable amour il aurait tout sacrifié. On sait de combien de belles et cruelles jeunes femmes il a tour à tour imploré l’affection : Éléonore de Breuning, Giulietta Guicciardi, Thérèse Malfatti, Amélie de Sébald, et cette comtesse Brunswick, cette immortelle bien-aimée, à qui il écrivait la lettre amoureuse la plus admirable qu’on ait écrite jamais.

Je crains seulement que cette lettre ne soit intraduisible ; c’est un chant plutôt qu’une lettre, un chant d’amour fiévreux et saccadé, comme tels finales des derniers quatuors. Et je ne puis la lire sans ressentir encore toute l’amertume de la destinée de Beethoven : car ni la comtesse Brunswick ni aucune autre femme n’a daigné recueillir les trésors d’amour de ce pauvre cœur amoureux. Et à chaque page, dans les lettres de Beethoven, dans les notes de son carnet, je retrouve l’écho de sa plainte tragique : « Mille complimens à votre femme, écrit-il à son élève Ries : moi, hélas, je n’ai point de femme ! Je n’en ai jamais trouvé qu’une que j’aurais voulu avoir, et jamais je ne l’aurai. » « Résignation ! dit-il dans une autre lettre, quel misérable refuge ! et il ne m’en reste point d’autre ! Oh ! comme la vie est belle ! mais pour moi elle est empoisonnée à jamais ! Seule l’espérance me nourrit : sans elle que serais-je devenu ? » Aux dernières années de sa vie, il écrit dans son carnet :