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pris le soin d’extraire des carnets de conversation du vieux maître tout ce qui a trait à elles. On sait ce que sont ces carnets, pour la plupart inédits. Beethoven était sourd ; ses visiteurs écrivaient leurs questions, et il y répondait de vive voix. Il nous a ainsi laissé d’étranges et émouvans dialogues, où manquent les paroles de l’interlocuteur principal. D’après ce qu’on lui demandait, d’après ce qu’on lui répondait, il faut deviner ce qu’il a dit. Essayons donc, dans ces conditions, de nous représenter ses entretiens avec ces deux jolies créatures, auxquelles il avait, en guise de présentation, offert sa bouche à baiser.

Dès les premiers mois de 1823, Beethoven paraît décidé à leur faire la cour. « Eh bien ! lui demande Schindler, quand allons-nous rendre visite à Mlle Unger ? » Quelques jours plus tard, son ami le journaliste Bernard lui dit : « Je crains bien que nous n’ayons un rival auprès de la petite Unger : c’est Nell, le poète ; mais pour ce qui est de moi, je ne le crains pas. Il lui a donné deux sonnets. »

Puis des mois se passent. En août, les jeunes femmes invitent Beethoven à une partie de campagne : « Hélas ! répond le maître, impossible d’accepter cette gracieuse invitation : j’ai mal aux yeux et suis fort occupé ; mais je compte bien aller moi-même remercier bientôt les deux beautés. »

Les deux beautés, cependant, pensaient toujours à ces rôles qu’elles auraient voulu avoir de lui. En octobre 1823, Caroline Unger vient le voir, et tout de suite : « Ne vous fâchez pas, mais je n’ai pu résister au désir de vous demander si vous ne m’aviez pas oubliée. Avez-vous déjà commencé à vous occuper de Mélusine ? Le ténor Forti a lu le poème, il en est ravi. Je crois qu’il ferait très bien dans le rôle du chevalier. »

Mais Beethoven, hélas ! n’avait pas commencé encore, jamais il ne devait commencer à s’occuper de Mélusine. Le poème de Grillparzer était en effet très beau. Souvent il m’arrive de songer avec mélancolie à tout ce qu’en aurait fait, s’il l’avait eu seulement quelques années plus tôt, l’auteur de Fidelio. Maintenant c’était trop tard. Et pour consoler l’aimable jeune femme, Beethoven, par une attention charmante, lui propose, en attendant son opéra, d’entreprendre avec elle une tournée de concerts. « Ah ! s’écrie Caroline Unger, si je venais en semblable compagnie, partout je serais reçue à bras ouverts ! » Elle ne prend pas, cependant, la proposition plus au sérieux qu’il ne convient ; et, après avoir encore rappelé Mélusine, elle s’en va, promettant de revenir bientôt.

Peut-être serait-elle vraiment revenue ; mais nous apprenons aux pages suivantes du carnet, par l’entremise de Schindler, que cette pauvre Caroline Unger avait le défaut de boire et de manger plus que de raison, ce qui l’obligeait ensuite des jours entiers à garder le lit.

En novembre 1823, c’est Mlle Sontag qui passe au premier plan. La direction de l’Opéra a décidé de lui confier le rôle de Fidelio, et