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suite : « Je suis venue vous apporter ma partie de la Messe, dit Caroline Unger : bien sûr il doit y avoir des fautes de copie ! » Et depuis lors c’est une chanson qui revient sans cesse : tantôt l’une, tantôt l’autre des deux jeunes femmes se plaint de ce que sa partie soit trop difficile, ou pas assez brillante. « La Sontag, dit Schindler, prétend qu’elle n’a jamais vu quelque chose d’aussi impossible à chanter. Et puis elle est jalouse : elle dit que vous gardez toutes vos faveurs pour Caroline Unger ; celle-ci d’ailleurs s’est vantée par toute la ville de la visite que vous lui avez faite. »

C’est pis encore lorsque, la messe apprise, on arrive à la symphonie. « Vous êtes un tyran de la voix ! écrit Caroline Unger. — Ces notes si hautes, écrit la Sontag, est-ce que vous ne pourriez pas les changer ? — Et ce passage-ci, reprend son amie, ne croyez-vous pas que c’est trop élevé pour une voix d’alto ? » Mais Beethoven ne consent à rien : elles chanteront les parties telles qu’il les a écrites.

Le concert a lieu le 7 mai. La recette couvre à peine les frais, mais le succès est très grand. On applaudit les chanteurs, l’orchestre, on applaudit Beethoven, qui, dans son coin, n’entend ni la musique ni les applaudissemens. Et c’est l’excellente Caroline Unger qui a l’ingénieuse idée de lui taper sur l’épaule pour l’engager à se retourner vers le public.

Quinze jours plus tard, le 23 mai, Beethoven donne un second concert. Mais le succès du premier ne paraît pas avoir été si grand qu’on nous le dit, car nous voyons que dans le programme du second le malheureux est forcé d’introduire, à côté de sa symphonie et d’un fragment de sa messe, un trio italien composé depuis longtemps, et même, — pour comble d’humiliation, — une cavatine de Tancrède de Rossini ! Et tout cela pour aboutir à l’échec le plus lamentable : une salle à moitié vide, tous les frais au compte du compositeur ! Voilà au juste où il en était devant le public de son temps. Hummel, Diabelli, le premier petit Italien venu aurait fait venir plus de monde !

Il y a encore dans les carnets une conversation intéressante avec Caroline Unger. C’est en 1824. La jeune actrice amène à Beethoven une dame qui a désiré le connaître, une certaine baronne Lirveeld. « C’est mon amie, dit-elle : elle aime votre musique… Non, elle n’est pas mariée… et Mélusine, pour quand ce sera-t-il ? Vous devriez vous marier, cela vous ferait travailler. Et puis, vous avez si peu de confiance en vous-même !… Moi, je n’ai pas d’amoureux ! Et vous, combien avez vous de maîtresses ? »

Et voilà tout. Quelques mois après les concerts, Caroline Unger et Henriette Sontag quittent Vienne l’une et l’autre, la première pour aller chanter en Italie, en attendant qu’elle devienne la femme d’un riche Français, M. Sabatier ; la seconde, pour se conquérir, à Dresde, à Leipzig, à Berlin, à Paris même, une gloire éclatante, en attendant qu’elle se