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surprenantes. Il a constaté notamment que l’édition allemande du livre, présentée par Præger comme la traduction de l’édition anglaise, différait de celle-ci presque sur tous les points. Dans l’édition anglaise, Wagner, interrogé sur la façon dont il avait trouvé un motif, répondait : « Oh ! j’ai cherché et cherché, réfléchi et réfléchi, avant de mettre enfin la main sur ce motif ! » Dans l’édition allemande, la réponse est tout autre : « Hé ! dit Wagner, ce sont choses qui me viennent ainsi sans que j’y pense ! »

Dans les lettres de Wagner, mêmes différences. Pas une phrase qui fût tout à fait pareille dans les deux éditions. Une lettre écrite en français, et publiée en français dans les deux éditions, cette lettre-là même était donnée en deux versions différentes.

Il y avait là de quoi rendre suspect le livre de Præger. M. Chamberlain l’a alors analysé de plus près encore, et le résumé de son enquête, qu’il publie dans les Bayreuther Blätter, est un chef-d’œuvre de patience et de dialectique. Je ne vois à lui comparer que la série fameuse des raisonnemens de Zadig, dans le conte de Voltaire. Démontant phrase par phrase les affirmations de Præger, M. Chamberlain établit, toujours avec une foule de petites preuves à l’appui : 1° que Præger n’a jamais été l’ami de Wagner et n’a entretenu avec lui que des rapports tout fortuits ; 2° que les lettres de Wagner à Præger sont, en grande partie, de l’invention de celui-ci ; 3° que la fameuse visite de Præger à Zurich en 1856, où il aurait suggéré à Wagner l’idée de Tristan, que cette visite n’a pas eu lieu ; 4° enfin que les soi-disant confidences de Wagner à Præger sont, ou bien des extraits purs et simples des écrits de Wagner, ou bien des inventions de Præger, en contradiction absolue avec ce qu’ont pu être les véritables paroles de Wagner. De tout le gros livre, rien ne subsiste : pas même les jugemens de Præger sur « son ami », car il n’y a pas un de ces jugemens dont on ne trouve le démenti quelques pages plus loin.

Voilà donc un ami de Wagner dont les historiens de la musique auront à se méfier. Déjà, il y a cinquante ans, son compatriote Moscheles s’était autorisé de relations d’affaires qu’il avait eues avec Beethoven pour se constituer, après sa mort, son ami et confident, le représentant officiel de son art et de ses traditions. Mais Moscheles, du moins, n’avait publié d’autres lettres de Beethoven que celles qu’il en avait reçues. L’industrie des faux amis a, comme on le voit, avancé depuis lors : je ne crois pas qu’elle dépasse désormais le point où l’a amenée le facétieux Præger, qui, non content de se constituer l’ami après décès d’un homme qu’il connaissait à peine, s’est encore offert le plaisir de le diffamer.


T. DE WYZEMA.