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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/466

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Ce n’est pas sans raison, par exemple, que M. Sardou a mis ici un prologue, ni pour le vain plaisir de nous faire, en 1792, des prophéties dont nous avons pu depuis lors vérifier l’exactitude. Ce prologue est indispensable pour poser un des termes du contraste ; l’acte suivant pose l’autre, avec une netteté, une brusquerie sans transition qui fait le mérite principal, j’en conviens, de cet acte, où les effets d’ailleurs ont paru gros, la vérité parfois discutable, et l’esprit ou le comique un peu forcé. Mais le prologue tout entier est délicieux de couleur, de mouvement et de vie. Une scène exquise le termine : celle de Neipperg blessé, caché par Catherine dans sa chambre, surpris par Lefebvre amoureux et jaloux, et sauvé par tous deux de l’ennemi qui les écoute. C’est un petit chef-d’œuvre de justesse et de vivacité que ce jeu rapide et contenu de sentimens divers : jalousie, pitié, joie généreuse, qu’on voit se succéder et miroiter pour ainsi dire sur les deux visages et dans les deux cœurs.

Deux autres scènes du troisième tableau méritent encore d’être comptées au nombre des plus spirituelles qu’ait écrites M. Sardou : d’abord, la dispute de Napoléon avec ses sœurs, querelle familiale et plus que familière, où remonte peu à peu avec le patois corse la chaleur, presque l’odeur de l’île natale, où les dessous naturels et grossiers soulèvent et finissent par crever l’enveloppe et comme le vernis encore frais de l’étiquette, du décorum et de la gloire.

Enfin, à plus de dextérité M. Sardou réunit rarement plus de légèreté, d’esprit, plus de juste et fine sensibilité, plus de poésie même, que dans la scène où il met aux prises l’ex-blanchisseuse devenue maréchale de France et duchesse, avec son ancien client, resté son débiteur, le sous-lieutenant Bonaparte devenu César. Les incidens variés de cette rencontre sont tous agréables : au début, c’est un joli mouvement de tendresse et de fierté conjugale ; à la fin, une pointe de coquetterie presque émue ; partout une leçon d’ironie souriante donnée par les plus petites choses à l’un des plus grands parmi les hommes. D’abord n’est-il pas charmant de penser, de voir même, que Napoléon pouvait gagner des batailles et remuer le monde, mais que ceci lui était impossible : faire que, devenue grande dame et restée brave fille, Catherine n’aimât plus son Lefebvre et que son Lefebvre ne l’aimât plus. Il y a là, comme on eût dit alors, je ne sais quelle gracieuse revanche de l’Amour sur la Gloire ! Humble et fidèle amour, amour de petite ouvrière de Paris, qui ressemble à la fleurette cachée entre deux pavés de la ville et que le char de triomphe en passant ne saurait écraser. Le reste de l’entretien de l’empereur et de la maréchale n’a pas moins d’agrément. J’aime le bras de l’ancienne cantinière coquettement découvert aux yeux de Napoléon, qui cherche la blessure, et, mieux encore que les souvenirs de bivouac, d’autres me plaisent et me touchent : ceux de certaine